L'ange des livres

Patrick de Friberg se joint à nous pour se livrer au petit jeu des réminiscences auquel s'étaient déjà prêtés Lilith d'Oc, Mouton à Lunettes, Otto et Hervé Thiellement. On enviera sans doute ce récit, à l'instar du Tenancier, lequel aurait bien voulu être à la place du narrateur, en un peu plus vieux...
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— Ne fais surtout pas ce que je dis et jamais ce que j’ai fait, tu risquerais de penser que je ne suis pas celle que je suis.

La dame, lunettes au bout du nez, une vieille de trente ans ! Poitrine laiteuse en avant, tenue par un incroyable petit et si égoïste bouton nacré, avait ponctué sa sentence par un doigt à l’ongle démesuré posé sur ma bouche. J’ai, bien entendu, rougi et planqué mon émoi en essayant de plier un peu les genoux. Comme ça, derrière le comptoir. Et puis, j’ai tourné la phrase en pensées, par à-coup indécis, parce qu’à l’envers, elle pouvait révéler l’une de ses idées cochonnes dont j’espérai toutes les nuits, en vain, la réalité.

Mais je n’avais que quatorze ans, de l’acné sur le nez et les bras chargés des bouquins que j’allais emporter. Je ne savais pas encore que ma librairie-brocante, mon repaire, allait bientôt fermer. Cette fois-ci, j’avais dépensé cinq francs, une fortune de lavages de voitures et de tontes de pelouse. Il y avait des Signe de piste, parce que le Prince Éric, quand il avoue sa destinée à ses amis réunis, vaut bien de figurer dans sa propre bibliothèque, en concurrence de la version écharpée par la génération paternelle, en mode originale, une rareté, mais je l’ignorais. Il y avait aussi un Camus et puis ce Sartre dont on ne me voulait que du mal à l’école parce que je ne supportais pas les langueurs de la phrase du grand homme et qu’il me fallait comprendre pourquoi, en littérature comme en amour, on n’est jamais libre d’aimer. J’avais aussi glissé entre Larigaudie et Tolstoï un volumineux roman dont le titre me faisait déjà souffrir en pensant aux lèvres de Danielle Darieux prononçant le « je t’aime pour la vie » de la Lady Chatterley.

Le tout me fut enlevé et le bouton nacré tint encore, tiré par la santé, poussé par le souffle, malgré le mouvement élégant et mes espoirs d’enfant. Il y avait des épices de gingembre dans l’air. Ou bien de l’encaustique, mais cela me semblait moins romantique. Il y avait cette lumière qui n’existe que dans les lieux ou le livre parle à son voisin de toutes les aventures et passions qu’il a vécues dans les mains des amants, ses lecteurs. Il y avait un rayon de soleil comme un rayon de lune et une pincée de poussière qui flottaient entre deux piles, du papier jauni et ces petites marques de numéro que les libraires de livres anciens collent sur le dos, au stylo appliqué, d’une écriture d’habitué, souvent penchée.

— J’ai un cadeau pour toi…

J’avais rougi, encore. La pustule sur le nez brillait comme un phare, hurlait à la dame qu’elle était mon idéal, pas le futur, celui du présent d’une paire de seins dont la texture et l’odeur n’avaient plus rien de maternelles. Je bégayai un « pou’moi ?» qui me fit hoqueter et lui laissa une fossette de plaisir au coin des yeux. Le sourire, un peu las, m’initiait à la fatigue heureuse des adultes, celle de la sieste langoureuse de fin d’été, une trace du plaisir qui file vers un filet de douche et une voix chantonnant. Rien de ce que je trouverai dans Camus, Sartre ou Tolstoï, peut-être un peu chez Lawrence, mais le monde ne tournait qu’autour des signes sensuels que ce corps m’envoyait.

— C’est une croûte, mais je l’aime bien. Elle traîne depuis que tu es venu la première fois. Tu la prends maintenant, s'il te plaît.

J’avais vu le tableau, je tournais autour depuis longtemps, mais les cinquante francs qu’il me fallait pour l’acquérir me semblaient une fortune des mille et une nuits. Un truc de marin, une « Marine » aurait dit mon père, l’officier de marine marchande, une barque dans la nuit, une tempête, du gris et du sombre, des cris des hommes embarqués pour mourir en tirant les filets. J’ai insisté pour revenir payer, je devais répondre à ce bouton nacré que j’étais un homme, un vrai, un qui tient sa parole comme il pourrait faire sauter un bouton si terrible, un gars de parole, un jour, peut-être, maître de ses désirs.

Mais, le jour d’après, un panneau de bois peint bloquait mon grenier, le bouton de nacre avait disparu, emportant la fossette, la peau de pêche et mes regards de niais. Tous les livres que je n’avais pas encore séduits s’envolaient en une multitude de rêves qu’il me faudrait, rapidement, rattraper par mes propres mots pour crier toujours, qu’un texte est éternité.

Le bouton nacré ne m’avait pas trompé. La « croûte », des années plus tard, fut restaurée. « Où l’avez-vous dénichée ? Sous la couche de suie, vous savez la blague ? C’est une marine de 1807, un Carbon, une merveille » me rapporta l’expert en restauration. Un ange m’avait offert son âme au milieu des livres. Elle m’a un jour emporté dans son grenier, pour ne jamais la quitter.



Patrick De Friberg

10 commentaires:

  1. Beau texte fondateur, en vérité... dont on aurait presque envie de faire une lecture psychanalytique, que je ne commettrai pas (sauf si l'on m'y pousse).

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  2. Un petit coup de coude, SPiRitus ?

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  3. Belle histoire. Pas besoin de Freud & Co pour apprécier la proximité d'une paire de fruits, m'est avis.

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  4. m'est avis itou, -et point d'Onfray ne paraphrase- que le vieux cochon ne s'est pas assez pâmé devant un jolie paire pour pouvoir profiter de la vie... Pour la curiosité de tous, en parlant de paire, touriste en Afrique du Sud, je suis tombé, dans un salon pas du tout honorable, sur la paire du tableau, signée et datée de façon identique, montrant unes barque abandonnée de ses marins...

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  5. Moralité : l'ange des livres délivre des langes.

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  6. Oui, bravo George : l'esprit de Rrose Sélavy vous habite... et voilà qui m'économise le commentaire juliakrystévien, malgré le coup de coude du Tenancier, à la santé duquel, d'ailleurs, je lève le mien (de coude) !

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  7. (tenancier, alors, m'enfin, un autre coup de coude !)

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  8. Cher Patrick de Friberg, j'en jurerais, en plus d'être un écrivain vous êtes aussi un musicien.

    Cher Tenancier, me restent encore quatre notes de vos "Feuilles d'automne" à lire ainsi qu'un courriel à vous envoyer, et hop ! j'aurais comblé mon retard.

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  9. Christophe, je connais à peine Patrick et je pense que vous touchez juste.
    De mon côté, je ne compte plus les retards de toutes sortes. Je dissimule ma honte par le plus infecte flegme qui soit.

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