[...] Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par coeur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Gustave Flaubert :
Madame Bovary
Ill. Célestin Nanteuil
Le Keepsake était un type d'ouvrage collectif offert en étrennes ou pour les anniversaires à la période romantique. Certains de ces volumes étaient illustrés par des artistes connus : Achille Devéria, Celestin Nanteuil, Gavarni, Gustave Doré, Grandville, etc. Les grands auteurs romantiques - et de moins célèbres désormais - s'y sont essayés. Beaucoup furent imprimés chez Mame, à Tours et fréquemment habillés de cartonnages polychromes. Ils sont fort prisés encore à notre époque. Tous ne concernaient pas la littérature ou la poésie mais également les sciences naturelles et la géographie... Le papier de soie auquel fait allusion Gustave Flaubert était intercalé entre les pages qui contenaient des gravures. Le libraire nomme cela une serpente.
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Post scriptum en rapport avec les commentaires :Monument de la Place des Martyrs à Bruxelles
Bonjour tenancier. Ce "Mame de Tours", qui n'a pourtant jamais été ministre de la défense, fut un puissant de son temps. La proximité du château de Louis XI a dû jouer un rôle dans sa carrière.
RépondreSupprimerFormidable description qui donne envie de toucher, après son dévoilement soyeux, le keepsake avant la Bovary. Comment se traduit-il en français ? et quel est son format ? (Autrefois, à l'époque illettrée, je pensais toujours à une sorte de "cake" collant ou de valise "keepsafe").
Pour ma part, je fétichise sur les anciens Baedeker (ah...une bouffée de tripotage à la percaline..) mais ne les lit jamais au couvent !
Moins que la proximité d'un château, mon cher Phil, ce fut la pratique d'une imprimerie industrielle qui allait donner à la maison Mame toute sa renommée. Puisque le sujet vous intéresse, je potasse et je fais mon rapport bientôt, pour vous complaire.
RépondreSupprimerKeepsake, se traduit par "Keepsake", car nous sommes à l'époque en plein début de l'anglomanie, manie qui a fini par se dévoyer en nos temps chez les assouliniens à la ramasse - ou, du reste, ce qui est dit, en quelque langue que ce soit, se dilue sous l'indifférence ou le "entre-soi" - alors que l'anglais fut adulé par les Lions. Cela dégénère, on ne pavane plus à Tortoni et la place Saint Georges fait grise mine. Il existe une place à Bruxelles dont le monument romantique est à l'abandon, pas si loin de la Grand Place, ma foi. Cela a peut être changé, je l'espère. C'est parfois ce que me donne le souvenir du romantisme en France. J'ai l'impression que l'on ne s'y intéresse plus guère.
Le format du Keepsake est généralement un grand in-8° ou un in-4°, format propre aux gravures sur acier. Mais beaucoup de romantiques sont aussi des in-12, dont quelques Keepsakes, souvent destinés à la jeunesse.
Le livre romantique est complexe, à cause de l'émergence de la notion d'auteur, de l'âge d'or de l'illustration du Livre, de l'apparition du métier d'éditeur, de l'industrialisation de l'imprimerie. C'est une période charnière, extrêmement importante. Au cas où je donnerais une prolongation à cette réponse, vous voudrez bien pardonner mes lacunes. Le sujet est immense !
Enfin, pour la percaline, vous confirmez ainsi, Phil, votre fétichisme ? Cela vaut le toucher de la soie.
ps : bien entendu, bien que l'on vous y trouve - ainsi que d'autres fort sympathiques personnes - je ne vous compte point parmi les pignoufs sus-nommés. Mais vous le savez déjà.
Merci Tenancier pour cette puissante réponse. Vagues souvenirs de classes: comme je m'évertue à traduire l'intraduisible sans vouloir ouvrir un dictionnaire, ce "sake" me résiste..God "sake" ze queen ?
RépondreSupprimerJe ne situe pas la placette à monument délaissé dont vous rappelez la mémoire, à Bruxelles ?
Oui, la seule vue d'une couverture en percaline peut déclencher une salivation hormonale, doublée lorsqu'on aperçoit la tranche marmoréenne aux nuances céruléennes du guide rouge des "aristo-cartes" (ceux d'avant 14, cela va sans dire).
Bruxelles... Il pourrait s'agir de la place des Martyrs délaissée pendant vingt ans puis restaurée, mais... le monument délaissé, quel serait-il, for goodness sake ?
RépondreSupprimerAh oui...la place des Martyrs, qui fait ressembler Bruxelles à Vienne..
RépondreSupprimerOui, je soupçonne notre Libraire d'un tel grand et gros dépit, que rien ne l'arrêterait dans les élucubrations de son souvenir... car le monument délaissé, dans ce cas, serait donc cette sorte d'ex-voto dédié aux martyrs viennois ?
RépondreSupprimerC'est effectivement la place des martyrs à Bruxelles qui, lorsque je suis passé, était encore à l'abandon. Le monument dont on voit la reproduction en fin de l'article n'était également pas vaillant. Je suis content que cette belle place ait été restaurée. Ma chère ArD, en 1830, on avait coutume de se révolter pour n'importe quoi : la justice, l'égalité, la dignité, de vieilles idées qui n'ont plus cours, en somme. Là, c'était pour l'indépendance de la Belgique.
RépondreSupprimerMais vous êtes de mauvaise foi, je le sens.
La place et son monument sont maintenant rénovés. Petite enclave viennoise dans un Bruxelles toujours cahotique... un comble pour ces martyrs hér-aults(-os) de l'indépendance.
RépondreSupprimerComme vous le disiez par ailleurs, Bruxelles est une ville ou le miracle tourne court au détours d'un rue. C'est qu'il n'y a point là-bas de règlement drastique autour de l'urbanisme comme dans d'autres capitales. Je revois ainsi la place de Brouckère dans une sorte d'amalgame architectural, d'autres endroits encore qui se prêtent à des téléscopage désastreux. Et pourtant, il existe toujours cette magie de la surprise. Ainsi, lorsque vous arrivez à la place des martyrs - et cette impression est même décuplée, à l'époque, par l'état de décrépitude - vous avez le souffle coupé. Bruxelles ne se prête pas à des mises en scène prétentieuses, c'est une ville de détours et de dissimulations. De mon enfance, mon séjour à Bruxelles a gardé une couleur, une succession d'impressions caractéristiques, curieusement faites de choses très anglaises...
RépondreSupprimerKeepsake : le premier sens désigne tout ce qui est conservé, ou donné pour être conservé, par amour ou par égard pour celui ou celle qui a offert la chose ou l'objet, ou en sa mémoire. Cela peut donc être aussi bien une mèche de cheveux, une fleur séchée, un poème, un ruban, une lettre, un gant … Les saintes reliques dans les cathédrales sont donc des keepsakes à leur façon. Nos animaux familiers qu'on empaille après leur décès peuvent l'être aussi. Et vous Tenancier, avez-vous un keepsake particulier ?
RépondreSupprimerCher Anonyme, votre définition est fort juste. Du reste je l'ai apprise en compagnie d'un spécialiste du livre, M. Devaux, qui fit entre autres l'ouvrage "Dix siècles de reliure". De l'avantage de faire des stages de temps en temps, on ne meurt pas idiot. Il faut s'adresser à la bonne porte. Moi, j'ai toqué à celle de Fornax. Du reste, je trouve qu'il devrait renouer avec cela...
RépondreSupprimerMon keepsake est toujours le dernier livre rentré dans ma bibliothèque personnelle. Ceci vous renvoit donc au billet suivant...