Le littérateur de canton - I

Après la grande explosion de juillet, chacun voulut régenter l’intelligence de son voisin, s’improvisa homme de lettres, contrefit les allures du génie, se drapa en artiste, laissa pousser ses cheveux et ses moustaches d’une longueur exorbitante, et fit son livre, sa Nouvelle dans les Cent-et-un ou le Salmigondis, son feuilleton à la Élie Berthet, ou du moins son ode.
Ce fut au point qu’en traversant n’importe quelle rue de Paris, vous étiez sûr de coudoyer un homme de lettres, ou bien son neveu ou son cousin, qui portait à l’imprimerie des épreuves corrigées, considérablement enrichies de pensées nouvelles et mirifiques pour le bonheur de l’humanité.
Il y eut même un moment de cris où la société fut menacée de voir disparaître l’honorable profession des bottiers, des épiciers et des tailleurs, dans la personne de leurs héritiers présomptifs. Tous les marmots de huit à dix ans qui savaient par cœur deux pages de la grammaire de Noël et Chapsal, furent embrassés avec une prodigieuse effusion de larmes par leurs papas attendris, qui clamèrent nuit et jour aux oreilles de leurs chastes épouses : « Ma chère, cet enfant a trop d’esprit pour taillader du cuir, débiter de la cannelle ou manier l’aiguille ; nous en ferons un homme de lettres. »
Et l’homme de lettres en œuf fut solennellement ballotté de bras en bras et meurtri de baisers et de caresses paternelles et maternelles.
Mais heureusement pour nos chaussures, nos paletots et notre art culinaire, on proclama les lois restrictives de la liberté de la presse. Alors les illusions se dissipèrent comme des nuages en face du soleil.
Les braves gens dont je vous parle ouvrirent les yeux sur les dangers de la gloire littéraire.
Et il rabaissèrent leurs ambitieuses prétentions, et nous continuâmes à porter des bottes trop étroites pour nos cors aux pieds, des pantalons trop collants pour la liberté de nos mouvements, et nous bûmes comme auparavant notre café, trop chargé de chicorée, avec le meilleur produit de la betterave, sans crainte de manquer à l’avenir de toutes ces béatitudes de la vie.
Donc cette fièvre qui allumait au cœur de nous la rage de devenir homme de lettres, s’éteignit peu à peu, et aujourd’hui, dans cette benoîte année 1841, on ne compte plus guère dans la capitale que trente à quarante mille individus de cette rare et périlleuse profession.
Mais si ce merveilleux état d’homme de lettres commence à tomber en défaveur à paris, et menace de disparaître dans quelques vingt ans, la province si long-temps habituée à vivre de la vie intellectuelle de la capitale, et doublée d’une triple cuirasse de béotisme, comme nous ne cessions dans notre vanité de le crier si haut, la province a opéré sa réaction : comme Lazare, elle a déchiré les langes qui l’emprisonnaient dans son cercueil.
Chaque chef-lieu a vu s’élever une ou plusieurs tribunes d’où plaident la cause du progrès et de la civilisation des Berryer en miniature, des Châteaubriand en herbe, des Victor Hugo en oignon, et des clercs de notaire poètes et philosophes.
Chaque arrondissement a vu son Journal d’affiches inondé d’une pluie battante d’idées romantiques, sanguinolentes, échevelées, progressives, néo-chrétiennes, saint-simoniennes, phalanstériennes, etc.
Chaque canton, qui plus est, a produit son littérateur fêté, écrasé d’éloges, étouffé d’encens dans les salons bourgeois, et adoré par toutes les matrones de comptoir, dont ses quatrains et ses sentences exhumées de Pibrac encombraient les albums.
Le littérateur de canton, entre tous, est un type neuf que le dix-neuvième siècle, ce grand siècle qui a inventé la crinoline-Oudinot, la critique de M. Hippolyte Lucas et les vers homériques de M.A. Bignan, a créé et mis au monde.
Dessinons, s’il vous plaît, la physionomie excentrique du littérateur de canton.

(A suivre…)


Urbain de C*** : Le littérateur de canton, in : Keepsake pour 1842, publié par La Chronique

1 commentaire:

  1. Excellent...
    Dommage qu'il n'y ait pas de gravure pour le littérateur de blog, apparu juste après la révolution informatique.
    :0)

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