Pour une librairie idéale

Peu de personnes ont sans doute encore en mémoire le nom de Max-Philippe Delatte, hormis ses clients et quelques proches. Sans doute, au hasard, trouvera-t-on ce nom ici et là pour des affaires de librairie un peu anciennes ou bien de ce qui concernait les destinées de la Société Anatole France. Max-Philippe Delatte était libraire, de cette espèce dont on voudrait encore retrouver quelques exemplaires actuellement, de cette race à la fois humaniste, cultivée et néanmoins commerçante (ce terme, péjoratif pour certains, garantissant la pérennité des autres attributs dans l’exercice du métier…). Le texte que vous allez lire ci-dessous est prémonitoire, certes, mais ce que je retiens pour ma part, c’est le paragraphe final, cette ironie « francienne » qui boucle élégamment l’utopie. C’est que l’homme avait cette passion singulière mais non exclusive pour Anatole… ce qui ne l’empêchait nullement d’être un amateur éclairé dans de nombreux domaines de la littérature.
On ne dira guère plus de son auteur, sinon que je fus salarié de sa librairie et que son influence fut assez importante pour que toute ma conception du métier en soit radicalement changée. En réalité, pour moi, c’est en sa compagnie — et de sa fille — que je fis le véritable apprentissage de la librairie, comme une chose noble. Je n’ai pas l’admiration facile et j’ai toujours été très rétif dans mes rapports avec les hiérarchies. Ceci constitue une exception. Sans doute parce que, à mes yeux, il représentait la seule autorité que je respecte : celle que procure, précisément, l’humanisme et la culture.
Max-Philippe Delatte est mort le 17 avril 1989. Le texte que vous allez découvrir ci-dessous fut publié en 1974 et repris dans le numéro hommage du Bulletin de la Société Anatole France. Il est alors accompagné de témoignages de Gilles Costaz, Baptiste-Marrey, Claude Aveline, Pierre Moinot et de bien d’autres personnes encore, qui, j’en témoigne, venaient rendre visite à Max-Ph. Delatte dans sa librairie.

Pour une librairie idéale
 
LIBRAIRE, j’ai choisi de l’être. Oui, j’ai eu cette chance de pouvoir exercer le métier qui était le seul à réunir les divers attraits que présentaient à mes yeux de jeune néophyte des Lettres, ceux de journaliste, de critique, d’éditeur, de bibliothécaire, de bibliographe, de bibliophile, de bibliomane et… de bibliophage — pourquoi pas ? — puisqu’il me permettait de vivre du livre, sinon d’en manger, comme Gérard Philippe sur une célèbre affiche.
Bien sûr — à dix-huit ans, tout semble possible et facile ! — j’idéalisais ce métier que j’ignorais encore — soupçonnant seulement que les plus grandes joies qu’il puisse procurer à un esprit curieux provenaient de l’étendue considérable des connaissances auxquelles il faisait appel et du constant renouvellement d’intérêt d’un domaine qui interdisait même l’espoir d’en avoir jamais terminé l’exploration.
En quarante années d’apprentissage — et pour les raisons que je viens de dire, l’apprentissage n’en sera pas terminé, même à l’heure de la retraite ! — j’ai eu maintes fois l’occasion de dénoncer tout ce qui rendait de plus en plus difficile et ingrat la pratique de la librairie envisagée — et je ne vois pas d’autres façons d’exercer ce métier — comme une sorte de service public à l’usage des auteurs, des éditeurs et des lecteurs — autrement dit comme une activité plus culturelle que commerciale, sans que pour autant puisse être négligé cet aspect, élément indispensable d’efficacité et de continuité dans la société capitaliste qui est la nôtre.
Et je me pose cette question que chacun sans doute dans sa discipline, son activité, son commerce, est appelé à se poser un jour :
Que devrait être la Librairie idéale ?
A priori, la réponse semble facile et je dirais sans réfléchir :
1 - Ne mettre sur les rayons que les ouvrages — mais tous les ouvrages — dont l’ensemble constituerait pour soi la Bibliothèque idéale.
2 – Pouvoir disposer du temps et des moyens nécessaires pour défendre, imposer et diffuser largement ce choix d’ouvrages correspondant exactement à ses propres goûts et à ses connaissances.
3 – Être totalement déchargé de tous soucis matériels et commerciaux, tels que rapports avec les éditeurs, comptabilité, paperasserie officielle, rentabilité, et.
4 – Faire de sa librairie une centre permanent d’accueil et de discussion, que fréquenteraient régulièrement les hommes de culture de la ville ou du quartier et constituer peu à peu une sorte de cénacle par affinités, d’où seraient exclus les raseurs et les imbéciles et au sein duquel pourraient s’engager avec la plus grande liberté de larges discussions autour du livre, de la littérature et des mouvements d’idées.
Et tout de suite m’apparaissent les contradictions qui sont de règle dès que l’on aborde des problèmes touchant à ces métiers ambivalents que sont l’édition et la librairie :
— Est-ce bien le rôle du libraire que de restreindre la diffusion des livres aux seuls titres qui satisfassent ses propres goûts esthétiques, moraux, confessionnels, politiques, sociaux, etc. ? Sa mission  n’est-elle pas au contraire de mettre à la disposition du public le choix le plus large et le plus étendu — tout en gardant, bien entendu, la possibilité, le devoir même de remplir ce rôle de conseiller, lorsqu’il le juge utile ou qu’on fait appel à lui ?
— N’y aurait-il pas aussi un certain manque d’honnêteté, aussi bien vis-à-vis des auteurs et des éditeurs que des lecteurs, à consacrer tous ses efforts à la défense d’une par évidemment restreinte de la production intellectuelle, si cette action par ailleurs louable et nécessaire, devait être exclusive et s’effectuer aux dépens, non pas seulement des ouvrages que le libraire n’aime pas mais encore de tous ceux, évidemment fort nombreux qu’il ne connaît pas et ne pourra jamais connaître ?
— Ne serait-il pas dangereux et nuisible sur un plan à la fois social, moral, culturel, de s’abstraire totalement des contingences économiques et commerciales, aussi contraignantes fussent-elles, et ne serait-il pas à craindre qu’oublieux d’un contexte matériel de plus en plus pesant et présent dans la vie moderne, le libraire ne devienne une sorte d’intellectuel isolé dans sa tour d’ivoire et tout à fait incapable de remplir son rôle essentiel d’initiateur et de défenseur de la culture ?
— Enfin cette sorte de sélection, bien agréable sur le plan des rapports humains parmi les habitués de sa librairie, ne priverait-elle pas le librairie d’une des sources les plus enrichissantes et les plus vivantes de sa propre culture : le contact et la discussion avec des hommes de toutes origines, de toutes opinions et de toutes disciplines ?
Alors, n’hésitons pas à entrer dans le domaine de la spéculation intellectuelle et essayons, à la lumière de ces rapides considérations, d’envisager une solution qui, sans vouloir être parfaite, s’approcherait au maximum de notre vision de la librairie idéale. En ces temps où l’on voudrait voir enfin l’imagination au pouvoir, ouvrons les portes de notre domaine à l’imaginaire :
Un emplacement : le centre de Paris
Un local : immense, une « Tour Montparnasse » entièrement consacrée au livre et susceptible de contenir et d’exposer des centaines de milliers d’ouvrages : tout ce qui existe dans la librairie française, avec un apport important et complémentaire d’ouvrages étrangers.
Ce stock immense devrait, en outre, être complété en permanence par un choix d’ouvrages d’occasion parmi les titres épuisés les plus importants et les plus tuiles.
Un personnel hautement qualifié dirigé, pour chaque rayon spécialisé, par le meilleur libraire de sa partie.
Un service bibliographique modèle, en mesure — grâce à un matériel très étendu et à un personnel de grande compétence — de répondre quasi instantanément à toutes les demandes de renseignements et d’établir des bibliographies exhaustives sur n’importe quel sujet.
Bien entendu cette librairie idéale serait ouverte 24 heures par jour et 365 jours par an. Elle serait en mesure de livrer dans Paris et d’expédier dans le monde entier toute commande reçue par téléphone ou par courrier.
Les éditeurs seraient tenus d’avoir un service spécial de livraison immédiate réservé à la Librairie idéale et ils seraient pénalisés pour toute erreur ou tout retard de fourniture.
Les caisses seraient tenues par des caissiers, la comptabilité par des comptables, l’administration aux mains d’administrateurs, le financement assuré par des financiers — tous ces spécialistes n’ayant pas le droit de se mêler des questions de métier, réservées aux seuls professionnels dirigeant chaque rayon.
En outre, au personnel qualifié de chaque département seraient adjoints des spécialistes avertis dont la tâche consisterait uniquement à guider et à renseigner les clients, sans aucun souci de commerce ou de rentabilité.
Et, bien entendu, toute l’administration et le fonctionnement de cette énorme machine devraient être centralisés sur ordinateur ? Mais il y en aurait deux — ou, plutôt, trois — constamment programmés afin de parer instantanément à toutes déficiences ou à toutes pannes. Et ces ordinateurs seraient servis par un personnel nombreux et très qualifié de telle sorte que la machine reste à tout moment au service de l’homme et de la Librairie.
Mais vous, cher Libraire — me direz-vous — à quelle place vous situez-vous dans cette organisation ? Quel rôle vous réserveriez-vous dans cette Librairie idéale ? En assureriez-vous la direction générale ? En seriez-vous le technicien principal ? le grand Médiateur ?
Vous voulez rire, je pense ! Je laisserais cette machine idéale fonctionner toute seule pour la plus grande gloire de la Librairie et de l’Édition française et, je pense, son plus grand profit — à la satisfaction générale, je l’espère, des usagers et, dans la maison de campagne que je me serais fait construire en Touraine, au milieu d’un grand parc, pour prix de mes conseils, je m’occuperais bien sagement à mettre en ordre ma bibliothèque personnelle et je me réjouirais d’accueillir quelques bibliophiles et libraires amis pour y discuter de livres, de littérature et… de librairie tout en me félicitant à longueur de journée d’avoir été en mesure d’échapper au Paradis de la Librairie idéale….
 
M. Ph. D.

Première parution : Hors commerce, Alfred Eibel, Lausanne, 1974
Réédition Le Lys Rouge — n° 14, nouvelle série, 1991


2 commentaires:

  1. Merci Tenancier, c'est parfait.

    Hommage à votre Patron.

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  2. Fort beau texte, auquel on ne peut que souscrire !

    Otto Naumme

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