De l'impossibilité de faire mentir son reflet - V


Puis ce fut le tour de Mouton à Lunettes. Je lui destinai Le Cercle des Pataphysiciens. Mouton à Lunettes et ArD étant proches, il fallait que l’envoi que j’adressai à la première rappelât l’envoi que j’avais adressé à la seconde. Je choisis donc un livre paru chez le même éditeur : Mille et une Nuits. J’y collai une planche de Got, éroticomique, avec une allusion à Mirbeau faisant le lien avec le petit colis du Tenancier. J’y joignis une carte postale ancienne à l’allusion un tantinet grivoise, au dos de laquelle j’écrivis un nouvel alexandrin : « Narcisse embrassant sa sœur : mais c’est un fantôme ! » Là encore, il s’agissait de redire la dualité et de s’amuser avec les faux-semblants. Ce qu’on croit ou veut croire, n’est pas nécessairement la réalité. Alors que dans le précédent envoi, je feignais d’indiquer une piste féminine, celle d’ArD par exemple, dans celui-ci, j’en désignais une autre, munie d’une « belle jambe ». Ce marque-page, dont Mouton à Lunettes ne put nous dire où il se trouvait dans le livre, marquait le chapitre consacré à Brisset. Au dos, cette inscription : « Le lit veut le rêve, l’y vêt heureux hère : le livre ère… » J’avais espéré que la référence à l’auteur de La Grammaire Logique aiderait les commentateurs à retrouver dans cette phrase sibylline les mots « Yves » et « libraire », mais Brisset vint trop tard dans les commentaires. Robert Pesquet, quant à lui, égara la réflexion. Lorsque je découpai son nom et son adresse dans La Vie Mystérieuse, hebdomadaire qui paraissait avant la première guerre mondiale, ce n’était alors qu’un libraire, dont l’histoire n’a retenu qu’un sinistre homonyme. Je ne gloserai pas davantage sur l’ouvrage lui-même, nombre de pataphysiciens historiques figurant dans ma bibliothèque. J’ajouterai simplement qu’il y avait, pour moi, dans ce jeu des « petits colis » comme une réminiscence des « livres pairs » du Docteur Faustroll.
Grégory méritait lui aussi son envoi. Pas plus que les précédents destinataires, il ne s’abusa sur l’identité de l’expéditeur. Tout m’accusait. Moi le premier. Mais peu importe, tant qu’on se tromperait sur mes intentions, je devais poursuivre mon plan. Détaillons un peu son petit colis. Le livre : Lettre historique & politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie de Diderot, chez Allia. En quelque sorte annoncé par l’inscription de « la belle jambe », son thème le rattache à l’envoi reçu par Adria. Dans mon esprit, il désigne un libraire comme inventeur du Mystère(bis). Le marque-page phallique continue la référence érotique qu’on a déjà rencontrée, il pointe une proposition : « ce que nous désirons tous les deux ». Réapparition de la dualité. L’idée est peut-être de développer le soupçon d’une complicité, ce que suggère la carte postale Plonk & Replonk quelque peu arrangée : légendée par une nouvelle coupure issue de La Vie Mystérieuse (« Traité de Magnétisme, Hypnotisme et Suggestion »), on y lit aussi : « Société des hypnotiseurs » qui semble désigner le groupe, « J’ai de nouveau un secret » et « Mystérieuse ». La carte fait écho à la « société secrète de ceux qui tirent les ficelles » du Mystère de l’Abeille. Les protagonistes, d’ailleurs, sont à peu près tous là, numérotés et identifiés au dos. Je réserve une place particulière à Grégory en prévision de l’envoi suivant. Je m’identifie comme le seul membre du groupe tenant l’objet du délit : un livre. Une fois n’est pas coutume, l’inscription manuscrite semble ne pas être en vers. En réalité, il s’agit bien là encore de dodécasyllabes : « Pour qu’au terme de la quête, l’image en creux / réfléchie dans les beaux grimoires, se révèle, / les élus, empourprés de mystère, en conclave / assemblés, arderont le reflet du plus saint. » Je passerai sur le verbe « arderont » mis là pour attirer l’attention sur ArD, sur le « plus saint » dans lequel on a voulu voir Saint-Pol-Roux. En vérité, deux livres se cachent dans ce quatrain sans rime. Par sa connotation religieuse (« les élus empourprés de mystère » = les cardinaux ; « en conclave » ; le « plus saint » = le pape ; « arderont le reflet du plus saint » désignant les votes brûlés après chaque tour d’élection du pape), il annonce d’abord Le Concile d’Amour de Panizza que je destine à ArD et qui, le recevant, sera dispensée d’en parler. Il recèle surtout, un autre volume de la coll. « Libertés » de chez Pauvert. Pour le trouver, il suffisait de prendre les dernières syllabes de chaque vers et de les associer : Creux / vèle / Clave / saint, soit Crevel, Clavecin. Là encore, selon le principe qu’un livre peut en cacher un autre, fallait-il voir derrière La lettre sur le commerce de la librairie, le Clavecin de Diderot de René Crevel. Celui-ci, je me le destinais, mais je n’aurais pas le temps de me l’envoyer.
Le Tenancier, en effet, rapidement, s’était lassé. Cela ne l’amusait plus. Il fallait en finir. Un dernier « petit colis » se devait de tout révéler. Aurait dû tout révéler.

(A suivre...)

SPiRitus
(Carte Plonk & Replonk

6 commentaires:

  1. Quel dommage, vraiment, que le Tenancier se soit ainsi lassé, empêchant le parachèvement de cette deuxième saison si brillamment menée de main de maître !
    Je viens de relire les commentaires des derniers envois, à Grégory et à Pop9, et au vu de leur nombre et de leur qualité je n'ai pourtant pas l'impression que cela en lassât d'autres…
    Il me semblait bien, aussi, que vous-même, cher SPiRitus, ainsi qu'ArD, deviez logiquement bénéficier aussi d'envois mystérieux lors de cette seconde phase : j'en avais fait part dans ce commentaire.

    En tout cas, on ne saurait trop vous remercier pour ces savantes explications qui d'un coup dessillent mes yeux encombrés de guano.
    Le fameux quatrain arimique désignait en effet évidemment et le Panizza et le Clavecin de Crevel (comment a-t-on pu être aveugle à ce point, outre que Diderot à écrit une Lettre sur le sujet ?!), donc la collection "Libertés" et donc vous-même comme instigateur puisque vous tentâtes jadis ici-même une recension exhaustive de la collection "Le désordre" de Schuster, fort proche dans l'esprit et par l'aspect de celle dirigée par Revel chez Pauvert (qui par surcroît peu s'entendre comme "Pau vert"…). Recension qui, soit dit en passant, me valut une pénitence qui fut à l'origine de la saga des 10/18 sur le présent blogue…

    Maintenant, nouveau mystère : pourquoi diable ArD fut-elle dispensée de rendre compte de son envoi contenant Le concile d'amour ?

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  2. Mon cher George, je vous trouve un tantinet fort de la cafetière de m'imputer l'effet d'une certaine lassitude constatée chez quelques comparses. Il est vrai que je me lasse de cette histoire et que ce blog cherche une sorte de second souffle. Ainsi, je ne m'y manifeste qu'en traînant des pieds, reproduisant les textes amis les très rares fois où ils se présentent désormais et sinon à mettre en ligne que des rubriques récurrentes. Voyez-vous, je me plie à d'autres servitudes en ce moment avec l'enthousiasme qui les travestit en plaisir et intérêt. Je maintiens toutefois le fonctionnement de ce blog, en attendant d'y faire un retour plus conséquent. Certes, il y a des lacunes, et vous pouvez me reprocher de traîner des pieds ou de m'être dispensé d'avoir diffusé ou d'avoir réclamé quelques intrigues secondaires pour votre sujet favori. Mais force m'est de constater que c'est un peu moins le mien, de favori. De plus, il faut savoir terminer une histoire. Celle-ci se terminera, comme je l'avais signalé, avec le dernier billet de cette suite. De plus, traîner plus que de raison sur une chose passée nous empêche quelque peu de penser à ce que nous pourrions faire sur ce blog qui, à l'origine se voulait ouvert à toutes les suggestions. Et ce ne devait pas se limiter qu'à ce running gag. Enfin, j'ai aimé les envois mystérieux, je me suis amusé, et plus que quiconque à un moment, de tous les commentaires qui fleurissaient sous chaque évocation. Mais, bon, là, vous voir monologuer, mon pauvre George, c'est tristounet. Alors, on va vite boucler ça, hein ?

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  3. Votre réponse m'attriste, cher Tenancier : vous me traitez comme un bambin capricieux qui fond en larmes devant son jouet cassé. Il ne s'agit pas de cela. Et la vitesse, je m'en fiche pas mal.

    Excusez-moi, mais c'est bien vous qui avez retapissé ce blogue sous l'enseigne "Devisements, mystères et coquecigrues", non ?
    Qui a cependant jamais estimé que le présent blogue se fut jamais limité à ce running gag, comme vous dites ?

    Pour ma part, ce n'est pas ledit Mystère qui m'a attiré dans vos contrées, vous le savez bien, même s'il n'a pas peu contribué à me les faire trouver émoustillantes.

    Je monologue, ici, mais pourquoi donc ?
    Parce qu'une série, même passée, comme vous dites (mais tout de même plus récente que les œuvres d'un Villon, vous en conviendrez…) se doit de soutenir un certain rythme, sans quoi l'intérêt et l'assiduité des commentateurs risque de s'essouffler vite. Vous aviez d'autres servitudes (et vous n'êtes pas le seul), nul évidemment ne vous en tiendra rigueur, mais vous me permettrez de trouver cela dommage : ArD a fini par délaisser son explication de la Pieuvre par Neuf, SPiRitus avait brillamment repris le flambeau, mais il manque au final le parachèvement de l'histoire et cela en effet me contriste.

    Quand on lance une mécanique, il me semble plaisant de la mener à son terme.
    Truffaut disait un jour qu'il trouvait incompréhensible qu'un cinéaste disparaisse avant d'avoir achevé son film en cours. Je crois qu'il aurait été fier de Kubrick et de Resnais, par exemple.
    Et moi-même, toutes choses égales par ailleurs, je ne désespère pas de boucler un jour ma liste des 10/18 en récupérant enfin les quelques numéros qui manquent toujours…

    Maintenant, si tout le monde s'en fiche je ne vais pas en faire un drame.
    Mais je suis très sensible à la ténacité de SPiRitus qui a pris le temps de dévoiler dans ses moindres détails le fin mot du Mystère bis.

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  4. George, je ne tiens pas à vous attrister parce que je tiens à vous et il ne m'est pas venu un seul instant l'idée que je pourrais vous tenir comme une personne immature. Convenez tout de même qu'il est nécessaire de lâcher l'affaire. Nous en sommes, avec celui-ci, au quarante-troisième billet sur le sujet. je sais bien que cela se rapporte à chaque fois à des aspects différents, à un rebondissement qui s'apparente à une deuxième - je peux même dire seconde saison...
    La suite arrive et vous n'avez pas eu trop longtemps à attendre cette fois-ci. Je fais mon possible pour que le reste soit en ligne de façon convenable.
    Quarante-trois billets et pour un de ceux-là plus de 1800 visites et des flopées de commentaires. Cela fait un certain temps que cette fréquentation a baissé, fortement. Ne vous méprenez pas, je n'ai pas le nez sur les stats; je n'ai vérifié qu'aujourd'hui cette fréquentation. Cela vient tout de même renforcer la sensation que ce mystère-là se rétrécie, qu'après l'enchantement en l'envie de faire perdurer cette histoire, nous étions en train de forcer la chose. J'en suis le premier responsable, puisqu'il s'avère que je voulais à tout prix que ce que j'ai reçu de SPiRitus se raccroche aux envois mystérieux reçus par Otto. Voici le dénouement. Il se peut que nous aurons d'autres énigmes à résoudre. J'en serais le premier ravi. Et j'espère que cela nous fera rire et nous intriguera. Mais cette affaire des envois mystérieux commence le 30 septembre 2009 sur ce blog... Je ne tiens pas à gloser dessus jusqu'à 2019.
    Alors, achevons cela dans la grâce et comprenez ce relâchement de ma part, pas essentiellement dû à mon indifférence, d'ailleurs.
    Et je m'associe à vous pour remercier SPiRitus pour son long texte...

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  5. Merci à vous, cher Tenancier que d'aucuns prétendent ombrageux, de n'avoir pas pris la mouche, et vivement moult nouvelles énigmes propres à exciter sagacité et fous-rires !

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  6. Tirades, monologues, dialogues, et, parfois même, apartés : l'intérêt de tout cela réside dans le véritable héros de la pièce jouée, bonne ou mauvaise ; et ce héros, c'est le livre, toujours. Avec quelques lecteurs, tout de même, pour lui donner la réplique.

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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