Malgré ses défauts magnifiques

Périodiquement, l’affaire revient au devant de la scène, cela concerne soit un auteur, soit une œuvre précise soit – et c’est plus rare – une collection entière. On veut parler ici des « problèmes » de traduction. Le dernier en date a été soulevé au sujet de celles qui ont opéré à la Série noire : coupures, version argotique des années 50 à la Simonin, que sais-je encore ! A la vérité, il n’est pas besoin de réfléchir longtemps pour qu’une nouvelle traduction de ces ouvrages s’avère certainement souhaitable, ne serait-ce que pour découvrir un autre aspect de l’écriture d’auteurs désormais révérés, comme Thompson, Goodis, Chandler, etc.


Il est cependant quelques aspects de l’affaire qui méritent cependant qu’on s’y appesantisse un peu, ne serait-ce que pour modérer l’ire des détracteurs de cette collection.
On feint – ou semble  feindre – de découvrir que ces dites traductions n’étaient pas conformes à la version originale. On s’étonne alors que ceux qui mettent l’affaire en lumière n’aient pas été voir plus tôt et même commander ces ouvrages de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique car jusqu’à plus ample informé – et nonobstant la malédiction qu’a subi Goodis pendant des décennies – nous n’avons point affaire à une littérature confidentielle. On affirmera par ailleurs que la nouvelle n’est pas si fraîche que cela, venant du cénacle de la littérature noire. En effet, nous savons par Jean-Patrick Manchette, dans une chronique de 1980, que l’affaire avait déjà été soulevée. Citons-le, car c’est toujours un plaisir :
« La Série noire est périodiquement accusé, à propos de Chandler, de l’avoir traduit mal et amputé (encore récemment, le talentueux Demouzon dans une interview au Monde, et à la revue Polar, pestaient). […] Chandler et la plupart des autres polars, surtout après la dernière guerre mondiale on été directement publiés en français dans des éditions brochées à bas prix. Dans ces diverses collections, la taille des volumes est souvent uniforme (surtout quand on les imprime quatre titres à la fois sur rotative), les droits d’auteurs sont inférieurs à la normale, les traducteurs mal payés et sous-qualifiés. Il s’agit de comprimer les coûts pour comprimer les prix, en tirant beaucoup pour se rattraper sur la quantité. D’où notamment des traduction bâclées et des coupures occasionnelles. Sans les unes et les autres, il n’y aurait pas eu de polars du tout, ils n’auraient pas été rentables. »
L’avis de Manchette est clair et peu certes choquer les puristes à première vue. Mais son point de vue mérite de replacer la Série Noire dans son véritable contexte : une collection policière parmi d’autres au sortir de la guerre et qui devait obéir à des impératifs de rentabilité face à des collections historiques (comme Le Masque) ou face à la pléthore de petits éditeurs spécialisés qui apparaissaient et disparaissaient bien souvent avec grande rapidité. Ce n’est qu’après un certain temps que l’importance de certains auteurs de cette série s’est révélée et que l’on a pu se dire que leur traduction méritait mieux. En attendant, les tourniquets des librairies s’ornaient à chaque fois de sa provende d’ouvrages in-12 cartonnés noir et jaune de 254 pages sous jaquette noire liserée de blanc, tous les mêmes, identifiables dans leur livrée et promettant par son identité un contenu en rapport. Ainsi les contraintes économique, la cherté du papier qui s’est prolongée bien après la Libération (regardez donc le papier des ouvrages de littérature générale jusqu’au début des années 50), le façonnage du cartonnages des ouvrages imposait un calibrage de ces livres, le contenu venait après. Cela, par ailleurs, peut sembler étonnant de la part d’une maison « prestigieuse » comme Gallimard. C’est oublier que cette même maison s’était déjà aventurée dans le domaine de l’édition populaire avant guerre, même si cela se situait dans la presse, avec le magazine de faits divers Détective. Il semble bien que la critique portée à la Série Noire épargne Gallimard, or c’est bien l’éditeur lui-même qui impose ses critères de fabrication et les limites matérielle et financières d’une collection, pas Marcel Duhamel, son premier directeur, ni ses successeurs… et en la matière, nul doute que la maison avait du savoir faire.


Mais hormis cet aspect technique, il faut souligner une autre idée qui sous-tend la validité de ces anciennes traductions (même si de nouvelles, on se répète sont tout à fait admissibles, voire souhaitables), c’est le fonctionnement interne de cette collection. Ici on laissera la place à une spécialiste, Juliette Raabe connaisseuse de l’édition populaire (une intervention intéressante dans les Entretiens sur la paralittérature en 70 – réed 2012 : « Le phénomène de la Série Noire") :
« Ayant, en mon temps, travaillé et écrit sur la Série Noire, je continue à penser que ce débat est non fondé. Certes, pourquoi ne pas réaliser, aujourd'hui, des traductions "fidèles" des auteurs concernés. Mais la Série Noire était une entité, je dirais même une oeuvre française, émanant d'un collectif dont Marcel Duhamel a été la tête. UNE oeuvre, une sur-oeuvre même, pas un sac de billes, un ensemble, construit, sélectionné, organisé, marqué par un style spécifique, inscrit dans la successivité des parutions mensuelles numérotées avec leurs listes de titres (partie intégrante de l'oeuvre, quoique peu conformes aux titres originaux)... La Série Noire n'est pas la seule série éditoriale d'un monde d'avant les séries télévisées. Mais c'est sans doute la plus exemplaire. »
Elle ajoutait ensuite :
« Je ne crois pas, toutefois, que la Série Noire ait jamais été, à proprement parler, une série populaire, mais justement, sa situation "transculturelle" est un de ses aspects les plus originaux. Après, au fil des décennies, la réédition par Gallimard lui-même de sous-séries sélectionnées et réorganisées Carré Noir, Poche Noir (en conservant toutefois traductions et titres d'origine) a ouvert un nouveau marché (assez réduit). Et puis, et puis, une page de l'histoire s'est tournée. Durant plus de vingt ans j'ai lu dans la chronologie tous les titres de la SN. En relire aujourd'hui, isolés et "fidèles" ? OK. Simplement ce ne sont plus les mêmes livres ni surtout les mêmes lectures. C'est pour moi comme si l'on proposait de diffuser une sélection d'un ou deux épisodes, méli-mélo, des grandes séries télévisées. Un Prisonnier, deux Experts, un Maigret, Deux flics à Miami, Hill Street's blues etc. etc. Bon. C'est autre chose, apprécie qui veut. La Série Noire, telle que sortie des mains de Marcel Duhamel, a marqué une période, une période historique et une période de ma vie (et pas seulement de la mienne). Révolues toutes deux. Les séries télévisées et les jeux existent toujours, quand ils seront morts, ils quitteront la chronologie c'est-à-dire le temps. C'est tout. »
Et c’est vrai, la Série Noire fait partie de notre histoire littéraire récente et à trop vouloir la démembrer on perd sans doute de vue l’ensemble. Puisse-t-elle conserver, malgré tout, malgré ses défauts magnifiques, un cercle d’amateurs …
 

Merci à Juliette Raabe et également à Olivier Cotte qui a inspiré la rédaction de ce billet en initiant une conversation autour de la traduction de la Série noire sur Facebook. Les propos de Juliette Raabe, ci-dessus, sont tirés de cette conversation.
On reportera le curieux au site d’Olivier Cotte pour connaître son travail.
On rappellera également que Juliette Raabe rédigea avec Francis Lacassin « La bibliothèque idéale des littérature d’évasion » en 1969, publication guère courante sur le sujet à l’époque…
Enfin, la citation de Jean-Patrick Manchette est tirée de la rubrique « Polars » de Charlie Mensuel n° 132, janvier 1980 et portant le titre de « Trahison sur commande » (réed. in : « Chroniques », Rivages, 1996)


10 commentaires:

  1. Belle mise au point.

    Otto Naumme

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  2. Voilà qui est bien rectifié.
    Il est bon aussi de se reporter aux mémoires de Marcel Duhamel (Raconte pas ta vie. Mercure de France, 1972), où il décrit les conditions de travail :

    On est de pauvres minables exilés rue de Condé, loin du sein Sébastien-Bottin maternel. On reçoit des tonnes de manuscrits, d'épreuves et de bouquins anglo-saxons et français, choisis dans des listes d'hebdomadaires de la profession, New York, Chicago, Londres, ou expédiés directement par nos bureaux de là-bas. Plus les envois des agents littéraires.
    Bon. Mais il faut se taper tout le paquet et ça n'est pas un mince boulot quand on sait qu'il faut en lire quinze ou vingt pour en trouver un de possible, ou parfois de remarquable. On a, pour ce travail, toute la fine équipe du bureau dont les noms - lorsque justice nous sera enfin rendue - passeront à la postérité et ce n'est pas du luxe, croyez-moi. Pour sortir huit titres mensuels.


    On peut s'interroger aussi sur la nature des oeuvres originales, leur condition d'écriture.
    Il y a par exemple une anecdote amusante concernant Chester Himes. Celui-ci est poussé par Duhamel à écrire un "thriller" :

    Moins de quinze jours après, il revenait avec un premier jet de Four Cornered Square qui allait devenir la Reine des Pommes. Il y avait là-dedans matière à trois Série noire. Je me permis de faire quelques suggestions pour des coupures éventuelles et, peut-être, une fin différente.
    Or, non seulement il se montra compréhensif mais, quelque huit jours plus tard, il revenait avec le roman achevé et, au choix, trois ou quatre fins différentes, toutes plus sensationnelles et aussi crédibles les unes que les autres.


    Enfin, ces mots à la dernière page des mémoires :

    Et pour en terminer avec les traductions, j'ajoute immodestement qu'elles sont toutes revues - les miennes comprises - refignolées, parfois entièrement refaites - sans charre - par l'équipe en question ; si soigneusement même que deux ou trois universités américaines les prennent comme modèles pour leurs cours de langue française.
    Ah mais...


    Savoureux, n'est-il pas ?

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  3. En effet, cher Grégory, et merci pour ces précision et l'utile rappel de cette anecdote au sujet de Chester Himes (ça se passait en Provence, si mes souvenirs sont bons).
    On aimerait d'ailleurs bien pouvoir lire les fins alternatives de La reine des pommes (par la suite adapté en BD par Wolinski dans le mensuel Hara-Kiri, où Manchette publiera bien plus tard en feuilleton son dernier roman anthume)…
    Je suis pour ma part entièrement d'accord avec Manchette au sujet du "rabotage" effectué par l'équipe de la Série Noire, d'autant que certains des meilleurs titres ont depuis été retraduits (Hammett et Chandler chez Gallimard, Westlake chez Rivages…)

    Voilà bien longtemps que j'éprouve un attrait certain pour les résumés figurant au deuxième plat des volumes de la collection — "prières d'insérer" souvent précédés d'une pub pour le parfum Balafre —, à tel point que j'ai jadis caressé le projet de rassembler une anthologie de ces texticules savoureux dont on ne connaîtra jamais les auteurs. Faute d'argent et de temps, j'en ai reproduit quelques uns ici.

    Cher Tenancier, grand merci pour avoir rappelé l'existence de ces Entretiens sur la paralittérature, sujet guère en vogue en 1971, sauf pour de merveilleux brindzingues tels que Noël Arnaud, François Caradec ou André Blavier…
    J'ignorais que cet ouvrage avait été réédité, mais je ne saurais vous décrire ma joie lorsque je l'ai déniché au hasard d'une brocante (en même temps, ce me semble, que Clés pour la 'pataphysique, de Ruy Launoir)…

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  4. Précisons que je remerciais Grégory pour ses précisions

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  5. Parfaitement d'accord avec ce bel article. Venant d'une famille très "Série Noire", et qui considérait avec sérieux et admiration toute cette littérature (à l'époque totalement sous-estimée), j'ai peut-être découvert Jim Thompson ou d'autres dans des traductions pas très fidèles (mais elles étaient inventives au possible). N'empêche, sans elles, pas de Jim Thompson ou de Chester Himes.
    L'extrait de Duhamel est épatant, merci.

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  6. Ah, vous aussi, Sophie…

    Décidément, Feuilles d'automne fait émerger au grand jour des passions inavouées qui n'étaient sans doute pas l'objectif premier de ce blogue alliant à l'érudition un certain goût du luxe : les 10/18 d'abord (par ma faute, il est vrai), puis maintenant les "Série Noire"…
    À quand les Eurédif ou les Artima ?

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  7. Je me permets de préciser que Duhamel parle hélas fort peu de la Série Noire dans ses mémoires — qui sont néanmoins passionnants debout en bout, notamment les anecdotes sur la Ruche.

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  8. Haha, George. Je me confesse (!), les collections Diane et Aphrodite ont éveillé en moi certains goûts...

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  9. Effectivement, j'ai eu également la tentation de mettre le passage de Duhamel, mais vu la longueur du billet, l'heure tardive à laquelle le billet fut rédigé et mis en ligne, l'oubli de l'emplacement du passage d'un livre lu il y a plus de vingt ans, j'avoue avoir fait l'impasse !
    Pour les autres aspects de la paralittérature, chacun sait ici que ce n'est pas vraiment l'objectif de ce blog, quoique... Si cela vous chante de communiquer sur Elvifrance, qu'est-ce que le Tenancier face à l'impérative exigence d'un thuriféraire de Sam Botte ? Cela dit, il existe nombre de blogs fort bien faits sur ces sujets et on s'en voudrait d'empiéter sur ces territoires !
    D'ailleurs, bande de salingues, allez vous rincer l’œil ici :
    http://aucarrefouretrange.blogspot.fr/
    On espère d'ailleurs que le tenancier de là-bas s'y remettra un jour.
    Enfin, Sophie K. la Série noire est forcément une histoire familiale pour nombre d'entre nous. Nos parent en ont lus et nous avons modestement pris le relais. J'ai quelque part, une photo de mon père sur la plage en train de lire un Chase, une vieille photo en noir et blanc. Ma mère en lis toujours. Elle vient de relire, du même, Trop petit mon ami et, en somme, on se fout un peu de savoir si le texte tronqué ou pas, le nain a toujours son vaporisateur plein d'acide sulfurique. Et c'est cela qui compte.
    Le reste appartient aux exégètes. Ceux-là ne représentent pas le lectorat de la Série noire, ni de toute autre littérature noire... Mais ils sont nécessaires, bien entendu.

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  10. On peut aussi aller fureter du côté de chez Robo.exe, tout aussi pertinent que l'ami losfeld (dont on espère en effet la résurrection prochaine) et qui signe des critiques fort bien troussées.

    Je ne remarque que maintenant que dans le premier passage de Duhamel cité par Grégory, on apprend que les locaux de la Série Noire étaient sis rue de Condé : un comble !

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