Faire partie du monde, enfin...

Il est un livre que votre serviteur a beaucoup de mal à relire. Non que le texte ait mal vieilli, non que mon intelligence ou ma cognition aient dégringolé plus que mon âge l’autorise mais tout simplement, à l’instar de quelques autres livres, je l’ai lu à un âge qui nous marque peut-être pour le reste de votre vie. Je ne le possède pas par cœur, loin de là, mais chaque retour sur celui-ci donne un impression de l’avoir lu la semaine dernière : l’histoire reprend chaque fois la même saveur, les mêmes contours, les mêmes plaisirs. Seul le contexte de sa lecture pourrait changer, mais ce n’est pas un élément déterminant pour influencer les conditions d’une relecture, tant ce texte demeure présent. Ce livre-là, ce sont Les Voyages de Gulliver, lus vers quatorze ou quinze ans.
Il est des textes qui vous marquent très tôt.
Ma mère m’a confié que, lors de ses insomnies qui sont parfois longues, elle se remémorait des pages entières des Plaideurs ou d’autres pièces de Racine, ou encore nombre de fables de La Fontaine, toutes ces choses apprises par cœur ou même jouées dans l’enfance et que l’on retient ensuite comme un viatique.
Je songe à ces Aventures de Télémaque, ces Opuscules pédagogiques, également, que Fénelon écrivit pour un prince brouillon et que quelques générations d’enfants lurent également d’abondance. Peut être y eut-il un frisson de modernité dès lors que le lectorat s’élargit : la pérégrination dans les lieux antiques fit place au Voyages extraordinaires, la possession du monde, la science et parfois encore la réminiscence de l’antiquité avec ses héros nyctalopes, ses contrées presque infernales, etc. Tout cela dans un univers parvenu à maturité.
Il s’agissait de lire, d’apprendre, de raisonner, de sentir et d’aborder ces mystérieuses lectures adultes, bouts d’univers qu’il nous arrivait de voler à la lampe ou au réduit : lectures illicites, où même triviales, frissons agréables. Il y en avait d’autres encore, plus abordables et plus autorisées, mais peut être tout aussi cruelles. Qui n’a pas le souvenir de l’exécution de Milady, le couteau dans l’épaule de Jim Hawkins, et quoi d’autre encore, dont on ne songeait pas à nous protéger, encore heureux : nous apprenions avec un certain bonheur la cruauté du monde.
C’est donc pour ces raisons pas toutes entièrement formulée – mais débrouillez-vous avec ça - que j’emmerde à pied à cheval et en voiture les éditeurs et les écrivaillons qui produisent du livre pour ado, parce que jamais leurs petites saloperies ne survivront avec autant de ténacité dans les mémoires et n’ouvriront aucune porte vers ce que nous voulions, nous : faire pleinement partie du monde, enfin…

6 commentaires:

  1. Je ne commente que très rarement ici mais pour cette fois, je sortirai de mon silence pour saluer vos mots, Tenancier... Il est fort dommage qu'à travers cette littérature adolescente qui s'adapte au plus petit dénominateur commun de l'adolescent moyen, il ne reste que peu de choses à sauver.

    Merci pour ce texte, il fait plaisir.

    Mlle Naumme

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  2. Magnifique. Merci.

    Judith

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  3. C'est amusant, je pensais justement à ma très chère et tendre progéniture lorsque j'ai lu votre superbe billet, cher Tenancier (car oui, il est superbe, je le dis haut et fort).
    Et voilà-t'y pas qu'elle intervient ici ! Les grands esprits se rencontrent !
    Et, bien sûr, j'agrée tout autant son intervention que votre billet, chers vous...

    Otto Naumme

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  4. Moi j'aime quand tu t'énerves.
    Moons

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  5. Très beau billet, en effet, très bien écrit et qui ramène tant de choses à la surface de la mémoire…
    Moi, c'était Les onze mille verges, lu à onze ans (j'étais intrigué par le fait qu'il se présentait par la tranche dans la bibliothèque parentale), qui m'a durablement marqué…

    Mais extirpons je vous prie de l'opprobre éventuelle la saga Harry Potter, qui prouve avec éclat qu'une excellente littérature pour la jeunesse est encore possible…

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  6. J'abonde en ce sens avec George Weaver, bien que n'étant pas une grande fan de la saga Harry Potter. Elle est de bien plus haute qualité que la majeure partie des romans jeunesse qu'on peut trouver aujourd'hui...

    Moi, c'était Le Portrait de Dorian Gray. "A partir de 12 ans" en Folio Junior, acheté à 8 ans, dévoré un grand nombre de fois depuis, le résultat étant un grand nombre de pages jaunies, une couverture élimée et un plaisir de lire toujours bien présent.

    Mlle Naumme

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