On s’en doute, cela n’a pas manqué de provoquer quelques remarques acerbes selon lesquelles on était de nouveau renvoyés à une sorte de culture du digest. Ailleurs on évoque les conséquences d’une pratique qui amènerait à une culture parcellaire, etc.
Bien évidemment cette vision de la diffusion de la connaissance est souvent défendue par les mêmes personnes qui se réclament d’une certaine mémoire du livre qu’elles semblent pourtant méconnaître par ailleurs.
En fait, cette pratique de la diffusion de la connaissance remonte à une époque fort ancienne, avant l’imprimerie, au temps ou les ouvrages étaient manuscrits.
Pour plus de clarté, il nous faut faire un petit peu d’histoire…
L’essor de l’Université au milieu du Moyen Age marqua l’avènement de nouveaux acteurs dans la production du livre. En effet, le manuscrit enluminé ou non ne fut plus exclusivement fabriqué dans le scriptorium des monastères mais par des corporations de copistes et de libraires qui dépendaient économiquement et – on peut hasarder le terme – fiscalement des universités. Ainsi on put distinguer deux périodes dans la production du livre : l’ecclésiastique et la laïque. Cette efflorescence des métiers du livre due à l’apparition de nouvelles catégories d’acteurs de la connaissance eut pour conséquence une plus grande diffusion du livre manuscrit et, ce faisant, un élargissement du lectorat. Cette demande fut telle qu’une sorte de travail à la chaîne fut instauré pour faire face à la demande. On garde trace de certains tirages – rappelons-le : manuscrits sur parchemins – de 400 exemplaires, ce qui confère à cette production le statut de véritable entreprise éditoriale… Cependant si cela ne fut pas d’une insigne rareté, cette production garde tout de même tous les aspects d’une production hors norme. En effet, la fabrication d’un livre demandait énormément de ressources et principalement dans la fabrication des supports, à savoir le parchemin, fabriqué comme on le sait à partir de peaux. Or cette explosion du livre ne manqua pas de poser des problèmes de disponibilité de cette matière première et fut certainement à l’origine d’une inflation qui ne manqua pas de se répercuter dans le prix du livre lui-même. On le conçoit aisément, un étudiant de l’époque ne pouvait guère se constituer une bibliothèque et même était dans l’incapacité de s’acheter un seul livre. Naturellement, la prise de note de cours magistraux avait sûrement lieu, quoique le support pour prendre des notes ne fût pas abondant, il ne faut point négliger non plus l’importance de la culture orale, même dans l’apprentissage de la philosophie à l’époque. Il fallait tout de même à un moment un texte sur lequel on devait travailler. Les libraires dépendant de l’Université pallièrent cette carence par une pratique qui nous rappelle fortement les intentions de notre éditeur contemporain.
Le procédé était simple et économique.
Comme l’étudiant était dans l’incapacité de payer un ouvrage entier, il suffisait alors de lui en louer quelques extraits. Voici comment on opérait :
L’éditeur, qui était en l’espèce un éditeur qui, comme on l’a vu dépendait de l’Université éditait un exemplar sorte de matrice d’un texte approuvé et entériné par l’Université, certainement dénué d’enluminure. Cet exemplar était alors divisé en plusieurs cahiers et chacun était copié en autant d’exemplaires qu’il fallait à destination des étudiants. Ils avaient pour nom pecia. On a gardé quelques traces de ces feuillets à part, parfois agrémentés – ou farcis, c’est selon – de notes marginales. Bien souvent les parchemins étaient grattés et réutilisés. On connaît ce procédé d’effacement et de remplacement du texte comme étant le palimpseste, terme popularisé par le roman et le film « Le Nom de la Rose ». Il ne semble pas que ces feuillets étaient à vendre. Où s’ils le furent l’intégralité des textes n’était certainement pas requise par les étudiants. Le choix devait alors certainement se reporter sur des extraits choisis dans ces peciae, un peu comme un Profil d’une Œuvre mais sans les commentaires. L’hypothèse de la location reste soutenable pour qui a encore en mémoire les conditions de vie des disciples de Villon. Du reste ces conditions ont-elles changé tant que cela ? Doit-on blâmer un procédé contemporain qui ressemble furieusement au système de la pecia et qui ne fait que s’accorder aux conditions scandaleusement précaires des étudiants ? Doit-on blâmer cet éditeur, ou bien ceux qui réservent un train de vie moyenâgeux à nos étudiants ? Enfin, et par ailleurs, on ressent quelque ironie de voir les défenseurs du livre et de sa tradition ignorer cet aspect de son histoire et également des conditions de la transmission du savoir au début de l’Université.
Pour le développement de ces moderne peciae on se garera au bord du chemin et on contemplera avec curiosité ce nouvel avatar du livre qui n’en n’est point un, en définitive. On gage que cette observation sera brève, mais ceci ressemble déjà à une autre histoire.
Je n'ai pas tout compris, mais je vais relire. Ça va peut-être marcher. Je vous trouve bien prolixe, cher Tenancier, vu la chaleur et votre état de ramollissement avancé.
RépondreSupprimerC'est ce que vous dites, CW. Je me repose, ce qui me rend plus apte aux textes d'une certaine longueur.
RépondreSupprimerJ'aime quand le Tenancier est bien reposé. Sa prose est alors des plus intéressantes (non qu'elle ne le soit autrement, mais elle le devient encore plus).
RépondreSupprimerEffectivement, cette parcelle d'histoire mérite d'être contée - nous sommes tant sujets à un appauvrissement de la mémoire qu'un poil d'intelligence et de recul ne peut que faire plaisir.
Cela dit, n'en reste pas moins une énigme : comment se fait-il que le Tenancier se reposât ?
Otto Naumme
Pour le reste, et pour évoquer le fond de cet article, il est effectivement triste de constater le constant appauvrissement de la classe étudiante. Et pas seulement d'elle, du reste...
RépondreSupprimerEt l'initiative de cet éditeur moderne constitue aussi une intelligente façon de créer une alternative : acheter un extrait à bas prix ou, comme pour la musique...
Car d'aucuns, qui confondraient mon patronyme avec un courant politique, diraient certainement : "volez-les, ces ouvrages !". Ils appelaient cela l'otto-réduction, à l'époque, je crois (bien que j'ai quelques doutes sur l'orthographe...).
Otto Naumme
Pas morose, le Tenancier se repose, livre sa prose qui cause du Nom de la Rose.
RépondreSupprimerMais il est une chose que je ne comprends pas bien : l'exemplar était-il d'entrée un choix d'extraits de différentes œuvres, un florilège, une chrestomathie, ou bien celle-ci se constituait-elle par l'accumulation de peciae issus de différents exemplar (désolé : n'étant pas latiniste, je ne connais pas le pluriel du mot) ?
L'exemplar, George, est un texte intégral visé et approuvé par l'Université. Une sorte de texte canon, une matrice sur laquelle on se reporte pour produire des copies. Mais vos suppositions sont intéressantes. N'étant tout de même pas un spécialiste, je ne pourrais vous donner une réponse satisfaisante.
RépondreSupprimerJe suis déçu (des suppositions on peut en faire plein, cependant !).
RépondreSupprimerMais cela n'est pas bien grave, et j'incline à penser que mes commentaires sont de plus en plus passionnants (témoin celui-ci)…
Au fait, je préfère les suppositions aux suppositoires !
RépondreSupprimerFaites gaffe, vous savez ce qu'il arrive lorsque vous dérapez. D'autant que je me dis que vos punitions en réserves s'épuisent, ô dissipé Weaver !
RépondreSupprimerFidèle mais jusqu'ici muet lecteur, permettez-moi quelques précisions et un avis qui n'engage que moi :
RépondreSupprimerLes peciae n'étaient pas destinées aux étudiants mais aux copistes : ce système de fragmentation d'un texte source approuvé (et taxé) par l'Université servait à augmenter le rendement de ses reproductions, chaque copiste ne pouvant louer une pecia qu'une semaine maximum - soit le temps nécessaire à sa copie à la vitesse d'un feuillet et quelques lignes par jour - auprès des libraires et stationnaires.
Pour la liste des principaux ouvrages soumis au système des exemplaria et peciae, une notice sur le livre « Opere diffuse per "exemplar" e pecia » de Murano Giovanna est disponible sur ce site de bibliologie médiévale : http://pecia.gandi-site.net/#/la-pecia/3333572
Sur le même sujet : La production du livre universitaire au Moyen Age, Exemplar et pecia, Actes du symposium tenu au Collège San Bonaventura de Grottaferrata en mai 1983 (Textes réunis
par Louis J. Bataillon, Bertrand G. Guyot, Richard H. Rouse, Paris, CNRS, 1988). Voici un résumé d'une partie de cet ouvrage (paru dans la revue Bibliothèque de l'Ecole des Chartes à l'époque) qui pourrait vous intéresser :
« Le travail de Richard et Mary Rouse sur le commerce des livres à Paris de 1250 à 1350 (p. 41-114) est d'un intérêt tout à fait remarquable et nouveau. Ils partent du problème lexicographique du librarius/stationarius, et se tournent vers les documents d'archives publiés pour les interpréter à la lumière de ce que, depuis Désirez, nous avons appris par l'examen des manuscrits. Ils reculent ainsi dans le temps l'apparition de la pecia à Paris : vers 1250-1260 dans les faits, en 1275 dans la législation de l'université, qui commence seulement à en prendre le contrôle. Ils montrent les résistances des libraires devant ce contrôle, l'université cherchant à limiter leurs gains à 1,7 % de la valeur. Ils suivent ce conflit à travers les rôles de la taille et les serments des libraires à l'université : le libraire qui refuse de prêter serment n'est plus suppôt de l'université et n'est plus dispensé de la taille. Ce faisant ils font apparaître, parmi les meneurs, une dynastie originaire de Sens et puissamment établie, et aussi les différences de clientèle et de statut avec les grands libraires achalandés d'une riche clientèle, qui ne sont pas stationnaires et n'envisagent pas de se contenter, dans leur production de livres de luxe, des bénéfices dérisoires taxés par l'université. Les listes de la taille étudiées montrent qu'il n'y avait sans doute pas à Paris plus de vingt-huit libraires et de trois ou quatre stationnaires, dont l'un spécialisé dans la production dominicaine, elle-même favorisée par ce lien avec un stationnaire et la capacité de multiplication rapide et de diffusion que cela signifie. Les stationnaires se répartissaient visiblement les spécialités, avec une sorte de monopole de fait. Suit une liste des libraires et stationnaires parisiens, avec les renseignements que l'on possède à leur sujet, liste qui sera précieuse à tous égards. »
Dans tous les cas, les apopeciae (exemplaires dérivés) étaient destinées à être regroupées par la suite. Ce système a en effet permis une extension importante de la diffusion des textes religieux et scientifiques puisque qu'on multiplie (potentiellement) le nombre de copies d'un exemplar en un temps donné par le nombre de peciae qui le compose.
Quant aux « pages détachées » qu'on veut proposer aujourd'hui en version numérique, il me semble qu'elles correspondent davantage à une pratique de citation (citation de citation puisqu'il faut savoir de quelle partie on a besoin, quelle partie acheter). Et en ce sens, oui, à une fragmentation scientifique, pratique et paresseuse de la culture.
Attentivement,
F.P.
Attention, Fabrice : vous savez que le Tenancier voit rouge lorsqu'on badine trop dans les commentaires…
RépondreSupprimerPermettez-moi cependant de vous remercier pour ces renseignements extrêmement précis et pour les références. 28 libraires à Paris à la fin du XIIIe siècle ! Cela laisse rêveur.
George, c'est tellement peu du badinage que je viens d'envoyer un message à Fabrice pour lui demander l'autorisation de publier sa réponse dans un billet, car j'ai bien peur qu'il passe inaperçu (vous savez que nombre de lecteurs de blogs ne consultent pas les commentaires).
RépondreSupprimerJ'espère qu'il l'a reçue. Sinon que ce bref mot ici en tienne lieu...
Qu'ils crèvent ! comme disait Choron : les commentaires font la moitié de l'intérêt d'un blogue, à mon sens.
RépondreSupprimerLes extraits donnés sur le site fourni par Fabrice sont également précieux : vous devriez aller voir, si ce n'est fait (un malheureux problème de mise en page, cependant, là-bas).
Tonnerre, quel saut qualitatif dans l'érudition, d'un coup !
Merci pour lui, George...
RépondreSupprimerA propos de mise en page, je fais diversion pour vous signaler que Kompozer de Mozilla permet de faire un couper/coller à partir de Word tout en nous débarrassant des balises indésirables, en grande partie. C'est un net progrès par rapport au Composer lié à Netscape. C'est ainsi que le billet ci-dessus fut composé les doigts dans le nez, si je puis dire.
Oui, parce qu'ils en faut d'autres qui se baladent sur le clavier. Merci pour l'info-diversion.
RépondreSupprimerEt j'espère que vous n'avez pas pris ma dernière remarque en mauvaise part (vos points de suspension ne me disent rien qui vaille…) : chacun ici pourrait louer votre propre érudition dans bien des domaines…
Ah, George, que vous êtes touchant quand vous essayez de sauver les meubles !
RépondreSupprimerNe vous en faites donc pas.
Pas de souci, je suis un flagorneur-né.
RépondreSupprimerEt j'en profite pour ajouter : il est désormais facile de composer des billets les doigts dans le net.
Finalement, à la lumière de ce développement fort instructif, on relève une notion importante dans le système des peciae : un tournus des copies (une rotation), ce qui crée un distingo de taille avec l'entreprise à venir de l'éditeur dont vous parlez. Ajouté à cela la notion de compilation qui entre en jeu dans le projet de cet éditeur dont vous parlez et qui est exclue dans le système des peciae. L'approche comparative ne serait donc valide que sur la forme. Merci pour ce billet.
RépondreSupprimerArD