(suite)
L’homme se nourrit de pain et d’eau et erre longuement dans les ténèbres de l’amour. Il ne lui reste que la sourde insatisfaction des livres qu’il a déjà lus et la mince idée que ces dits livres pourraient lui survivre. C’est pour cela qu’il aime les éditions sur beau papier et qu’il a existé des catalogues pour les vendre.
Et c’est ainsi que les samedis du Catalogue existèrent : acmé du bibliophile, marathon du libraire.
Ce jour là, l’ouverture est symphonique. Clients et téléphone vous interpellent, vous hèlent et se lamentent. Cinq ou six amateurs piaffent à l’entrée, catalogue à la main, annoté dans tous les sens. Certains viennent retirer des ouvrages déjà réservés au téléphone, d’autres avec une liste et une infime partie n’a rien sinon qu’une idée fixe.
Au premier de ces messieurs (sur 300 personnes à recevoir le catalogue, il ne devait y avoir qu’une dizaine de femmes) : déclinaison du nom, course à la réserve, pile réservée, rapportée et posée sur la table qui occupe le centre de la librairie. On l’abandonne aussitôt pour le suivant : même chose, pile plus importante. Celui-là en délaissera plus de la moitié. Il a usé de son droit de réserver les ouvrages. N’avait nulle envie de les acheter. Voulait les voir. On remballe ce qu’il n’a pas pris et on recherche dans les demandes non assouvies ce qui pourrait bien correspondre. On insère les livres dans les piles déjà réservées, bonne surprise pour le client, ou l’on met de côté momentanément, dans l’attente d’un moment clément ou l’on pourra enfin utiliser le téléphone. Le premier client vous interpelle : « Et le Gide, alors ? ». Vendu, trois fois vendu, dix mille fois vendu.
Pfff.
Au suivant. « Ah ben, c’est bien dommage, pour le Gide ». Celui-là est venu avec son catalogue, annoté à chaque page avec quelques signes ésotériques. Il faudra décrypter, car il vous le confie. Charge à vous d’éplucher le dit catalogue pour en retirer les ouvrages. On comprend enfin la logique des signes une fois arrivé à la dernière page. On se rend compte que les références marquées d’une croix n’étaient pas à sortir, sauf si elles étaient entourées d’un cercle. Une dizaine de livres à ranger, du coup. Et pas le temps : le premier amateur vous hèle, il veut soit passer à la caisse ou bien veut voir un autre livre. S’indigne presque que l’on se s’occupe pas exclusivement de lui. Pendant ce temps là, un de ceux qui n’était pas encore servi, un nouveau venu depuis l’ouverture, louche sur le tas d’un autre. Ce dernier interpose un dos méfiant et presque rancuneux entre le curieux et son butin.
Au suivant. Un hotu, un monosyllabique. Ne vous confiera pas son catalogue. Ne vous donnera sa commande que titre par titre. Après avoir examiné le bouquin, vous renverra à la réserve du catalogue chercher l’ouvrage suivant. Et les clients qui s’accumulent.
Au suivant. Un libraire - Tiens, les voilà ! Celui-ci, jeune type, sympa, grand amateur d’ouvrages du XIXe siècle, confectionne des catalogues qui sont des petits chefs-d’œuvre d’érudition et d’humour. Oui ? On l’a encore… Çui-là aussi. Le Gide ? Non. On se confie, on fait part de son étonnement. Y’a-t-il une raison pour que l’on demande plus spécialement ce titre ? Parce que Gide, hein, actuellement… L’interrogé ne sait pas. Vous le dirait certainement, mais… Voulait le voir, comme ça, en passant. Règle avec les 10% de remise confraternelle. Remet son casque et repart sur sa rutilante moto.
Suivant. Ah ! Le prof de Janson... Plutôt éclectique. Pas le temps de converser comme nous le faisons habituellement et avec grand plaisir pour ma part, lors de ses visites régulières.
Suivant. Gros client de la librairie. Avocat féru de littérature, a déjà rédigé plusieurs ouvrages autour de ses préoccupations, si je puis dire. Il va rester longuement. L’un des rares à ne pas demander le Gide. Il l’a. Règle. Son chauffeur prendra les ouvrages plus tard.
Suivant…
Suivant…
Et encore, et encore : particuliers, libraires, bibliothèques, de tous poils et de différentes humeurs, polis, affables ou revêches. Cette journée va voir défiler toute une galerie de personnages, défilé qui se renouvela trois fois par an pendant plus de treize ans passés à la librairie.
Nous avons vieilli ensemble, vu les goûts évoluer, vu certains amateurs rentrer dans une discrète dèche, d’autres disparaître, vu des jeunes cadors qui voulaient nous apprendre des choses, en avoir appris beaucoup, avoir contredit aussi, un peu. Vu des drames en direct, des exemplaires convoités, ratés de peu, et la désolation, la détresse et parfois la colère.
Nous avons entendu le mot « merde » plusieurs fois au téléphone, et des compliments.
Avec le recul, j’ai une affection toute particulière pour une espèce qui fréquentait la librairie Delatte, les jours de catalogue : les acheteurs de petite bibliophilie, les éditions originales sur papier d’édition ou alors d’auteur tombés en disgrâce à un moment donné : Han Ryner, France, Istrati, etc. C’était une règle de la maison : le catalogue était également constitué de petites choses, destinées aux impécunieux, aux jeunes loups dont les crocs n’avaient pas encore poussé ou bien aux vieux lions qui dormaient à côté de leurs dents.
Il reste désormais cette sorte de saveur amère que provoquent les souvenirs, celle d’une époque révolue, dans un lieu précis, intense.
Et cette question lancinante : qu’est-ce qu’il avait de si spécial, ce Gide ?
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