Les amateurs de vieux livres
— Les bibliomanes

Les bouquinistes à la mode sont en quelque sorte patentés par les bibliomanes, qu’on aurait tort de confondre avec les bibliophiles et les bouquineurs. On pourrait distinguer plusieurs espèces de bibliomanes : les exclusifs, les fantasques, les envieux, les vaniteux et les thésauriseurs.
Le bibliomane thésauriseur est heureux de posséder ses livres, parce qu’il les aime avec jalousie : sa bibliothèque est un sérail où les eunuques même n’entrent pas ; ses plaisirs sont discrets, silencieux et ignorés : il ne permet pas un ami la vue d’une de ses maîtresses, souvent fort peu dignes d’exciter l’envie, qu’il parcourt des yeux et de la main avec délices ; il se persuade que nul rival ne lui dispute les attraits d’impression et de reliure desquels il est épris ; il jouit solitairement ; il nie ses richesses comme s’il craignait les voleurs, il en rougit comme s’il les avait mal acquises ; il se fâche quand on le presse de questions à ce sujet, et il mentira plutôt que de s’avouer propriétaire d’un volume qu’il a légitimement acheté.
Ses livrent gisent enfermés à triple serrure, cachés derrière un rideau opaque, semblable au voile de l’Arche sainte ; encore ses précautions sont rarement justifiées par la nature même des ouvrages, qui ne franchissent guère la rigoureuse catégorie de la morale et de la religion. Il y a chez ces bibliomanes une passion concentrée purement égoïste et nourrie de son propre aliment, passion qui se croirait profanée si l’objet n’était pas un mystère au monde.
Le bibliomane vaniteux a de belles éditions, de splendides reliures, une bibliothèque bien choisie et bien rangée : il dépense des sommes immenses pour la compléter ; c’est un soin dont il se remet entièrement à un bouquiniste intelligent, à un bibliographe officieux ; du reste, il ne lit pas, et souvent il n’a jamais lu ; il collectionne des livres comme il ferait des tableaux, des coquilles, des minéraux, des herbiers.
Sa bibliothèque est une curiosité qu’il montre à tous, au premier venu, à des femmes, à des banquiers, à des enfants, peu lui importe que les gens sachent ce que c’est qu’un livre, et, qui plus est, un beau livre ! margaritas ante porcos.
Il dit à qui veut l’entendre : J’ai pour cent mille écus de livres ! et il se rengorge, et il s’enfle, et il sourit en répétant : Cent mille écus ! Voilà tout, cette armoire contient cent mille écus en valeurs. Un autre s’engoue de peinture, un autre de jardins anglais, un autre de chevaux, un autre de chiens : le bibliomane vaniteux a placé ses capitaux en Elzeviers, en facéties, en grands papier, en vélin et en maroquin ; c’est de l’ostentation presque littéraire, c’est du luxe presque estimable.
Le bibliomane envieux désire tout ce qu’il ne possède pas, et dès qu’il possède, son désir change de but. Sait-il que tel livre existe chez un amateur avec lequel il rivalise, aussitôt sa quiétude est aux abois, il ne mange plus, il ne dort plus, il ne vit plus que pour la conquête du bienheureux live qu’il convoite ; il emploie tout, jusqu’à l’intrigue et la séduction, pour attirer à lui le bien d’autrui ; les refus, les difficultés, augmentent, irritent sa concupiscence ; bientôt il sacrifierait sa fortune entière à un seul instant de possession ; mais un rien, la découverte d’un second exemplaire du même livre, une critique en l’air, une réimpression, voilà cette impatience qui s’abaisse et cette ardeur qui se glace : tout à l’heure l’envieux souhaitait la mort du maître de ce cher livre afin de s’enrichir aux dépens du défunt ! Ce bibliomane est malheureux, comme tout envieux doit l’être, et son malheur recommence à chaque nouveau désir : c’est le Lovelace des livres, il en devient amoureux, et il les poursuit avec acharnement jusqu’à ce qu’il les ait entre les mains ; alors il les dédaigne, il les oublie, et il cherche une autre victime.
Dernièrement, un célèbre maniaque, ayant ouï parler d’un livre imaginaire, se mit en quête pour le découvrir, et mourut de chagrin de ne pas l’avoir trouvé, avec la croyance qu’un rival gardait ce trésor contre lequel il eut échangé la pierre philosophale.
Le bibliomane fantasque n’adore ses livres que pour un temps ; il les recueille avec curiosité, il les installe avec honneur, il les entretient avec faveur. Tout à coup l’amour se lasse, se refroidit, s’éteint ; le dégoût a commencé ! Adieu gentes demoiselles ! le Grand-Seigneur réforme son harem ; aux Circassiennes succéderont les Espagnoles, aux blanches Anglaises les négresse du Congo ; le Grand-Seigneur vend ses femmes à l’encan, mais demain il en achètera de moins jolies, qui auront pour lui le charme du caprice et de la nouveauté.
Le bibliomane exclusif ne fait cas que d’un certain ordre de livre, et ne courtise ni les plus rares ni les plus singuliers ; il a une collection, c’est là son dieu et son âme. Tout ce qui est en dehors de sa collection ne l’intéresse pas ; mais il ne néglige aucune recherche, aucun frais, pour étendre cette collection, pareille à ces immenses et informes monuments orientaux élevés sur le bord des chemins, avec les pierres que chaque voyageur y dépose en passant. Le bibliomane exclusif consacrera son temps, son argent et sa santé à l’entassement d’une bibliothèque toujours curieuse, mais aussi monotone : ici, Pétrarque se multiplie en douze cents volumes ; là, ce sera Voltaire en dix mille pièces réunies une à une, ou bien le théâtre seul fournira des milliers de brochures, ou bien la révolution française règnera paisiblement sur des cimetières de paperasses.
En un mot, la bibliomanie la plus relevée et la plus illustre n’est pas exempte de manie, et dans chaque manie on aperçoit aisément un grain de folie : or Paris est à coup sûr le paradis des fous et des bibliomanes.

Texte du Bibliophile Jacob
(A suivre)


Voir aussi :
Les amateurs de vieux livres
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (2e partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (3e partie)
Les amateurs de vieux livres : les étalagistes
Les amateurs de vieux livres : les épiciers

11 commentaires:

  1. Le bibliophile Jacob manie la plume avec une aisance époustouflante, mais il faut cette fois le corriger : comme je l'expliquais voici près de quatre ans, extrait de Buffet froid à l'appui, la bibliomanie est en vérité une pathologie consistant à apprécier immodérément deux Blier, Bernard et Bertrand, lorsqu'ils collaborent au même film.

    RépondreSupprimer
  2. Mon bon George, votre vidéo est bloquée...

    RépondreSupprimer
  3. Oui, je sais, et c'est le cas de tous les extraits de Buffet froid jadis disponibles sur Ioutioube : c'est pourquoi j'ai précisé tout à l'heure de quel film il s'agissait.
    Désolé, je n'y suis pourri, hein…

    RépondreSupprimer
  4. Alors là, George, je m'interroge sur la nature de votre affirmation sur la bibliomanie puisqu'elle n'est assortie d'aucune définition et qu'elle est privée d'exemple. Un couteau sans manche dont on aurait oublié la lame ?

    RépondreSupprimer
  5. Alors là, Tenancier, je m'interroge sur vos présentes facultés d'intellection !

    "Pathologie consistant à apprécier immodérément deux Blier, Bernard et Bertrand, lorsqu'ils collaborent au même film" : c'est-y pas une définition, ça ?
    Elle était en outre assortie d'un exemple que j'ai mentionné mais dont je ne suis plus en mesure, comme je l'ai précisé supra, de fournir d'extrait vidéo.

    Bref, Lichtenberg peut aller se rhabiller…

    RépondreSupprimer
  6. Interrogeons nous ensemble, mon cher George... sommes nous intelligibles pour les autres lecteurs de ce blog ?
    Tant pis.

    RépondreSupprimer
  7. J'espère bien que non, cher Tenancier : le respect de ma pudeur est à ce prix !

    RépondreSupprimer
  8. Ben moi, je rigole... sous couvert (!)

    ArD

    RépondreSupprimer
  9. Ravi de vous retrouver, chère ArD : nous commencions un peu à dialiloquer, avec le Tenancier…

    J'ai eu l'heureuse surprise hier de recevoir la visite de votre ami Jean-Michel, qui m'a fourni de bonnes nouvelles et transmis vos salutations — que je vous retourne, évidemment.

    RépondreSupprimer
  10. Mieux vaut rigoler sous couvert que, comme tout typographe qui se respecte, rire sous cap'

    RépondreSupprimer
  11. Que voici une pensée majuscule, comme aurait dit notre ami le capitaine Cap !

    RépondreSupprimer

Les propos et opinions demeurent la propriété des personnes ayant rédigé les commentaires ainsi que les billets. Le Tenancier de ce blog ne saurait les réutiliser sans la permission de ces dites personnes. Les commentaires sont modérés a posteriori, cela signifie que le Tenancier se réserve la possibilité de supprimer des propos qui seraient hors des sujets de ce blog, ou ayant un contenu contraire à l'éthique ou à la "netiquette". Enfin, le Tenancier, après toutes ces raisons, ne peut que se montrer solidaire des propos qu'il a publiés. C'est bien fait pour lui.
Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

Donc, pensez à signer vos commentaires, merci !

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.