Je suis arrivé dans le métier, véritablement, en 1979, après avoir fréquenté les métiers de la restauration. J’avais dix-neuf ans et, bien qu’étant déjà au fait du monde du travail, j’apprenais à ce moment un nouveau métier, de nouvelles perspectives et surtout une sorte de respect que l’on témoignait pour celui-ci, respect qui n’était pas tout le temps dû au serveur de restaurant que j’étais auparavant. A cette époque, le paysage littéraire français était assez différent, de par les personnalités qui occupaient la première place et de par la méthode par laquelle on vendait leurs ouvrages. Certes, les offices – puisque c’est toujours notre sujet – existaient avec leurs cortèges d’abus et d’énervement. Il m’est arrivé à l’époque de refermer des cartons entiers de retours au distributeur. Il y avait cependant un ennui qui existait à l’époque et que je ne crois gère retrouver désormais si d’aventure je retournais en librairie de neuf. Expliquons-nous. On, vous a décrit l’office comme une mise à disposition des nouveautés, on vous en a décrit le mécanisme, stipulant qu’une date limite devait être observée pour le retour des ouvrages. Au-delà d’un an, l’ouvrage restait chez vous si vous aviez oublié de le retourner. Or le problème se posait à l’époque. Que faire avec Désert, de Le Clézio, qui continuait de se vendre très régulièrement plus d’un an après sa parution ? Certes, la permanence des ventes d’autres ouvrages n’était pas systématique. Certains livres, après un premier mouvement, stagnaient dans les rayons et étaient retournés sans remords. A cette époque, il fallut bien se résoudre de continuer de conserver Désert mais en quantité moindre, faire plus attention, ne pas risquer de trop commander, ne pas immobiliser trop d’argent. Mais on continua de vendre ce titre encore un long moment. L’ouvrage eut énormément de succès, il fut aux « meilleures ventes » en 1980 sur les listes professionnelles ou de certains magazine (presque tous, je pense). Signalons que ce ne fut pas le seul livre dans ce cas, d’autres continuèrent de se vendre avec constance bien après leur date théorique de retour.
Alors quoi ?
Eh bien, je pense que tel phénomène ne se reproduirait désormais plus. La durée de vie d’un livre en librairie s’est rétrécie à un mois, voire deux. Le temps du livre qui, en des périodes anciennes, excédait le temps de la vie d’un homme, ne dure plus que le temps de quelques inspirations. Il semble que nous pouvons dire adieu à des tirages pharaoniques qui duraient parfois une cinquantaine d’années (ainsi, il suffisait à un bibliophile fauché et attentif de récupérer des originales sur papier d’édition à même le catalogue de chez Gallimard ou du Mercure de France…) et constater qu’aujourd’hui les tirages moyens suffisent seulement à couvrir la mise en place des ouvrages en librairie, plus quelques exemplaires pour un éventuel réassortiment. Si l’édition continue une progression de son chiffre d’affaire, cela tient au fait que la production a évolué. Plus de gros tirages sur quelques titres, mais une multiplicité de parutions à tirages ajustés. Plus clairement, au lieu de 5 livres à 10 000 exemplaires (ce qui est déjà coquet, tout de même) on en aura 10 à 5000 (ce qui serait le tirage moyen d’un premier roman, s'appliquant également aux auteurs confirmés). Si, par miracle, un titre venait à faire un carton – ou un Goncourt, les prix ont encore leurs moutons – l’imprimerie moderne peut pallier les ruptures de stock en 48h.
La réalité est là : on mise désormais sur des livres à obsolescence rapide et non autour d’une œuvre. L’éditeur ne travaille plus sur la pérennité de son catalogue mais sur la gestion précise de ses dépôts, avec cette obsession du passif au bilan de fin d’année.
Il fallait qu’avant de continuer plus avant l’on évoque cette durée accélérée. Si le domaine du livre avait peu ou prou échappé à la logique de la production industrielle, ce n’est certainement plus le cas à l’heure actuelle. Cette accélération temporelle se constate à tous les niveaux de la production du livre comme pour l’auteur, parfois prisonnier d’un contrat qui lui impose la production d’un livre tous les deux ans. Peu importe qu’il soit hâtif et mauvais – on a capitalisé sur sa réputation… Sinon, un « auteur-savonnette » (à l’image de ce qui se fait dans l’industrie du disque) fera aussi bien l’affaire. A jeter après usage unique. Constatons aussi que cette production calibrée ne saurait excéder un certain nombre de pages : 250 étant une pagination idéale pour différente raison : temps d’occupation sur la machine, calibrage de la quantité de papier nécessaire et également le temps passé à lire l’ouvrage pour pouvoir passer à un autre titre. Pour cela, au besoin, des rewriters seront là pour aider à élaguer ce qui dépasse.
Évidemment, lorsque l’on arrive dans le métier de libraire avec une sorte d’idéal, on déchante au fur et à mesure que l’on voit apparaître tout cela. Mais que je rassure tout le monde. Au bout d’un moment, on en part, et on peut aboutir à un autre temps du livre, celui ancien ou d’occasion (mais cette histoire d’obsolescence est également en train d’envahir ce domaine, on en parlera un jour, avant la fin de ce blog, je pense).
Là encore, nous avons l’air de nous éloigner du système des offices. C’est qu’il fallait élargir le tableau de nouveau. Maintenant que j’ai évoqué cette accélération, on voit à quel point le système des offices devient un outil redoutable pour les commerciaux et surtout un certain type de « gestionnaire »…
Après avoir évoqué cet « épiphénomène », on va tout de même retourner au mécanisme lui-même en ayant conscience que le système des offices n’est pas du tout la cause mais un moyen. On évoquera aussi la cause.
Voici que les soigneurs viennent agiter leurs serviettes autour de moi. Je prends une nouvelle goulée d'air, j’attends le signal de la reprise et je reviens après les 3 minutes réglementaires.
"La durée de vie d’un livre en librairie s’est rétrécie à un mois, voire deux."
RépondreSupprimerC'est en efet une réalité que je constate également comme simple lecteur. Quand vous vous promenez dans une librairie, il est impossible de tout acheter. Alors on repart avec deux ou trois livres en se disant que la prochaine fois on achètera celui-ci et encore celui-là, qu'on a déjà repérés. Puis vous perdez cela de vue et quand vous revenez avec l'intention précise de les acheter, vous ne les trouvez plus.
Certes, il reste toujours la possibilité de les commander. Mais encore fallait-il se souvenir de leur existence, sinon ces livres-là sont perdus à jamais.
Cher Tenancier, oui, il faut rappeler que vous fîtes l'Ecole Hôtelière...
RépondreSupprimerPar ailleurs, permettez une (toute petite) remarque : le temps de repos entre deux rounds de boxe est de 1 minute, c'est le round lui-même qui dure trois minutes.
En garde !
Otto Naumme
PS : cher Feuilly, vous avez tout à fait raison, malheureusement. Et vous noterez que c'est là une constatation qui fera tout le plaisir des vendeurs en ligne : pourquoi s'ennuyer à aller dans une librairie chercher un ouvrage qui n'y sera pas et qu'il faudra commander alors que l'on peut tout aussi bien, et plus rapidement, le commander sur tel ou tel site et se retrouver livré en 24 heures, pour le même prix.
On voudrait tuer ce qu'il reste des librairies que l'on ne s'y prendrait pas autrement...
Mais dites donc, Otto, c'est bien ce que je disais. Je vous raconte mas âneries pendant ma pause !
RépondreSupprimerMerci, Tenancier, de tant de clarté. On croit savoir les choses et en fait on n'en avait qu'une vague idée. Je m'en suis rendue compte sur la question des diffuseurs et des distributeurs.
RépondreSupprimerAvec le billet d'aujourd'hui, je prends conscience que le volume de tirage est quasiment identique pour tous les auteurs, l'imprimerie moderne répondant ensuite à la demande.
Un tirage pour cinquante ans ! on rêve... A quelle époque, à peu près, est-on passé à des tirages limités ? Avant les années 80 ? ces années 80 marquant le début de cette idée que c'en était fini d'un monde où tous les habitants d'un pays connaissaient les noms de "ses" écrivains...
Otto, je passe des heures sur mon ordinateur, elles ne remplaceront jamais les heures en librairie :)
"L’éditeur ne travaille plus sur la pérennité de son catalogue mais sur la gestion précise de ses dépôts, avec cette obsession du passif au bilan de fin d’année."
RépondreSupprimerVoilà qui me donne l'idée de méditer sur l'idée de m'éditer.
Méditation au carré donc...
Alors, il faut tout de même se garder de généraliser, de nouveau. Ma description est, je l'admets, volontiers paroxystique. Cependant, tout observateur attentif décèlera bien quelque chose ça et là.
RépondreSupprimerMichèle, oui, l'imprimerie répond rapidement et est très réactive. Cependant, pas mal de livres ont besoin d'une exposition prolongée. Ils méritent d'être travaillés à partir d'une présence en rayon et non en raison d'un martelage médiatique. Le problème est que le libraire n'est pas au mieux de cette capacité pour répondre à cette exigence, du fait de cette rotation accélérée des titres.
Pour ces tirages, rappelez vous que des livres de Léautaud ont longtemps traîné au Mercure, dans un passé reculé. Par ailleurs, jusque dans les années 90, on pouvait se procurer une édition originale tirée à 3000 exemplaires numérotés sur papier correct de La tête vide de Raymond Guérin en le commandant au distributeur de Gallimard ! D'autres choses intéressantes valaient le coup que l'on épluche un catalogue. Quant à l'évolution en question, elle est assez récente mais je ne puis donner à coup sûr une estimation de par le fait que tous les éditeurs n'ont pas adopté cela d'un seul allant. Du reste, je pense que quelques éditeurs continuent de travailler leur fonds. mais ce ne sont pas les plus connus, bien sûr.
Mon cher Bertrand, l'autoédition est un sacerdoce...
Grâce à cette adaptation des techniques d'impression à la gestion des flux tendus, en somme, on ne devrait plus connaître la notion de tirage épuisé.
RépondreSupprimerDites, Tenancier, à force de planter le décor, vous allez devoir tripoter vos bimbos (sous Photoshop), car la collection va s'épuiser. Cela me fait plus souci que les minutes entre deux rounds, voyez-vous.
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ArD
A ceci près que ce n'est pas tant intéressant puisqu'un autre titre attend juste après pour prendre la place. Pourquoi réimprimer, ne vendre que la moitié du tirage de la réimpression à un rythme plus lent alors qu'un bouquin tout frais attend de prendre la place ?
RépondreSupprimerNe vous enfaites pas, ArD, je pense avoir encore un peu de réserves question Bimbo.
Eh bien voilà, c'est là que je vous attends, cher Tenancier, au prochain round qui risque de nous expliquer comment le lecteur est pris pour un digne dindon.
RépondreSupprimerArD
Au fait, je pense que vous allez aimer le prochain billet.
RépondreSupprimerAh, Tenancier, vous avez su trouver le mot qui va me faire fuir la moindre velléité !
RépondreSupprimerMais tonsure pour tonsure, se faire tondre là ou là-bas, puisqu'il nous faut être tondus !
J'allais dire "comme des dindons" pour clin d'oeil à ArD, mais ça ne collait pas trop.
Il reste encore quelques pépites dans les catalogues de certains éditeurs…
RépondreSupprimerL'édition originale (1948) à tirage restreint des Barricades mystérieuses d'Olivier Larronde est toujours disponible chez Gallimard, à un prix dérisoire (6,10 €). Chez Abebooks, ça oscille entre 5,80 et 18,90 €.
Bonjour Tenancier. la disparition des librairies me peinerait plus que celle des libraires. mais je ne veux fâcher personne.
RépondreSupprimerje n'ai pas fait l'école hôtelière mais j'ai travaillé avec les hôteliers. ceci explique peut-être cela.
de belles pièces aux murs patinés où l'on touche les grands papiers, têtes de cuvée à prix astronomiques de nos auteurs préférés que l'habile libraire vous glisse dans la main. tout ça, disparu, serait fort regrettable.
George, encore faudrait-il que le livre qui figure sur le catalogue soit disponible. Il arrive qu'un éditeur l'y laisse officiellement (et qu'on y garde précieusement quelque part un ou deux exemplaires) mais que vous pouvez toujours vous brosser pour l'avoir, cela afin de pouvoir garder des droits sur le titre, on ne sait jamais, du genre : "Mais non, le livre n'est pas épuisé et il est toujours en exploitation, la preuve m'sieur le juge, en voici un exemplaire et si le libraire déclare qu'il est épuisé, vous savez ce que c’est les libraires, hein !" Bon, il est vrai que le livre de Larronde est désormais disponible en collection Poésie et ce depuis un bail, maintenant. Faut voir quand même, pour cet exemplaire.
RépondreSupprimerMais Phil, on ne parle là que des libraires de neuf. rassurez-vous, dans le domaine de la bibliophilie, il faudra encore pas mal de temps pour voir ça disparaître.
@ George WF Weaver : j'aime bien cette idée d'aller chiner des curiosités dans les fonds de catalogues. On trouve par exemple sur Amazon (760 pages, 3,04 € et port gratuit...) l'Anthologie des écrivains morts à la guerre de 39-45, publiée en 1960 chez Albin Michel. Pas fondamental, mais curieux...
RépondreSupprimerah...merci Tenancier. je ne vais plus dans les librairies de neuf. croiser des acheteurs en ipodes est trop déprimant.
RépondreSupprimerPendant ce temps-là, Le Bleuet, la librairie de Banon, tout petit village de fromages de chèvres dans le Vaucluse,investit 4 millions d'euros dans un hangar qui lui permettra d'augmenter son fonds littéraire à 300.000 références.
RépondreSupprimerUn épiphénomène là aussi, probablement.
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ArD
Merci du renseignement, ASingularMan : je n'avais jamais ouï causer de ce curieux ouvrage-là. Je me demande quel texte de Nizan a été choisi…
RépondreSupprimerTenancier, je connais cette honteuse pratique de certains éditeurs, mais je vous assure que cette édition 1948 du Larronde est rien de moins que disponible : j'en ai moi-même fait l'acquisition pas plus tard que cette année.
Bon, à la librairie Gallimard du boulevard Raspail, il est vrai…
CQFD
RépondreSupprimerEssayez de le commander chez le libraire du coin. On vous fournira l'exemplaire en collection Poésie.
En recroisant vos écrits, on arrive à un constat : c'est plus chez Amazon que chez le libraire du coin (si tant est qu'il existe encore) que l'on trouvera ces vieux fonds de catalogue...
RépondreSupprimerA moins bien sûr d'aller visiter Le Bleuet cité par notre chère ArD (dont on attend toujours les explications sur le Mystère, au fait. Nous n'avons pas oublié...). Le chiffre de 4 millions d'Euros me semblait exorbitant pour un "simple" hangar, quelques recherches m'ont permis d'en savoir un peu plus : http://panoramas.over-blog.fr/article-librairie-le-bleuet-banon-61960709.html
En fait, cette somme va permettre de construire ce fameux hangar mais aussi des chambres pour y recevoir des écrivains et y loger le personnel supplémentaire de la librairie.
Librairie qui vendrait 500 ouvrages par jour, ce qui me semble énorme. Qu'en pensent nos professionnels ?
Otto Naumme
On notera cette phrase intéressante du proprio du Bleuet : "Je laisse (...) du temps au livre. Contrairement à d'autres librairies où ils sont renvoyés à l'éditeur au bout de trois mois, les livres peuvent rester chez moi quelques années".
RépondreSupprimerCeci expliquant sans doute cela...
Otto Naumme
Otto, vous aurez remarqué, en deux années de Mystère, que je ne dégaine pas toutes mes cartouches en un seul tir. En citant 4 millions d'euros, j'espérais aiguiser la curiosité de certains.
RépondreSupprimerPour les 500 ouvrages par jour, n'oubliez pas d'intégrer qu'il développe depuis peu la vente par Internet. La grande particularité de ce libraire, ancien menuisier, est de responsabiliser ses vendeurs par département en leur laissant la liberté de choisir les titres et de constituer le fonds.
(Non, je n'ai rien oublié, ni le Mystère, ni autre chose.)
ArD
Ah, chère ArD, je vous reconnais bien là !
RépondreSupprimerVous aimez à nous faire languir...
Pour Le Bleuet, il est clair que ce n'est pas l'archétype de la librairie, ce qu'on peut sans doute regretter...
Lors de mon rapide passage en librairie, j'avais également eu cette liberté de choisir les titres et de constituer le fond de la partie qui m'intéressait à l'époque, la science-fiction. Mais c'était il y a fort longtemps...
Otto Naumme
Otto, ce serait me prêter de drôles d'intentions que de vouloir reporter le lecteur vers de tels sites. Assurément, c'est bien vers une libraire comme Le Bleuet que je les convierais.
RépondreSupprimerOù ai-je prétendu le contraire, cher Tenancier ? Il n'en reste pas moins que le client, lui, choisira sans doute la voie de la facilité et se tournera vers de tels sites. Il ne faut pas se voiler la face. Qu'est-ce qui est plus simple, pour un parisien ou un toulousain : aller jusqu'en Provence pour acheter un livre au Bleuet ou ouvrir son navigateur et se diriger vers l'un de ces sites dont nous connaissons tous le nom ?
RépondreSupprimerAlors oui, Le Bleuet a visiblement son site Web, mais est-ce vers celui-ci que le client se tournera spontanément ?
Ce n'est pas une apologie, un simple constat lucide. Sans doute que si une partie plus importante des libraires de neuf avaient suivi l'exemple du Bleuet, la situation serait différente...
Otto Naumme