« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »S’il est une grande tristesse, c’est celle d’accomplir de temps en temps son dur labeur d’humain au milieu de ses semblables. Parfois, il est si difficile de défendre ce que l’on a mis tant de temps à comprendre pour soi et que l’on n’est pas si sûr d’avoir toujours retenu : le partage, la fraternité, la méfiance des apparences. Chaque pas est un devoir, chaque mot peu cacher un sanglot, et chaque attention peut gâcher la jouissance morose de ce sanglot. Nous nous disons que nous avons perdu. L’avenir devient une figure fuligineuse, quelque chose que nous ne pouvons saisir, que nous ne pouvons voir que fugacement dans une volute souvent insignifiante. Nous avons perdu parce que ce monde n’est pas notre. Il est livré à de brèves exultations, à la solitude, au sordide, aux pixels, au temps qui passe, à l’insomnie et à la peur. Nous nous retrouvons avec tant de choses à dire et nous ne faisons qu’occuper le terrain sans être dupe, souvent. Le sort de notre existence se joue désormais par des écrans. Nous ne devenons plus que des morceaux éparpillés sur des serveurs lointains avec la peur du noir, celui de la panne de courant. Le Grand Soir n’annonce plus que le sommeil des consciences. Dans cet hiver où l’on ne peut que se glisser dans une niche incertaine on envie ce froissement, ces replis que nos consciences peuvent encore exercer sur les pages d’un livre, là ou la cognition et la joie sont encore intimes et où notre humanité arrive encore à survivre. Pour combien de temps encore ? Combien de temps avant l’écran bleu ? Combien de temps avant que ces écrans et leurs mémoires soient rongés par un quelconque Tchernobyl, avant que la neige sur nos écrans soient le prélude au long hiver nucléaire de notre humanité ? Combien de temps le contenu des mémoires électroniques durera-t-il, le temps du mensonge ou de la lassitude, le temps que sorte un nouveau modèle, le temps qu’un rayonnement de neutrons lui fasse son affaire ? Combien de temps avant que ce qui faisait de nous une monade ne soit plus qu’un élément d’une structure cybernétique, avec tous ses attributs : mouvement, fugacité, réactivité, infatigabilité, rapidité, docilité ? Temps béni des sous-hommes qui ne se posent plus de questions. Temps où la malléabilité du discours travestit le savoir, où ne nous sommes déjà, maintenant, plus certains de savoir qui a dit quoi. Qu’importe, il suffit de crier plus fort, il suffit d’être vu. Combien de temps ensuite pour que ce monde s’écroule par le manque, combien de temps avant la famine et cette peur perpétuelle que l’on veut entretenir en nous ? Combien de temps, après la déglingue, après l’effet de ce poison que nous avons rendu si vital ? Combien de temps avant la barbarie ? Combien de temps avant l’autolyse de toutes ces générations sans lueurs, brutalement débranchées par la pénurie d’énergie, de matières premières, privées de jouets de plus en plus acérés et aliénants ? Combien de temps encore ? Et que deviendrons-nous, une fois rencognés au réduit de notre territoire réel, les caméras de surveillances mortes et plus un livre dans notre bibliothèque ? À ce moment, l’obscurité sera complète. Cette nuit-là, il n’y aura plus de quoi alimenter les autodafés, à moins de les chercher chez ceux qui se livrent encore à la lecture, au secret. Et ces feux n’éclaireront plus que des aveugles. Et il est à craindre que ces flammes soient bien chiches, faute de combustible. La morale et la peur seront encore là, sans l’électricité. Mais la raison, mais la culture, mais l’avenir ?Paul Valéry - Variété
N’avez-vous donc pas constaté comme la marge se réapproprie le papier ?
Comment ce qui crée et réfléchit à un autre monde l’utilise encore avec autant de gourmandise ?
Quelques nouvelles nous viennent ici et là de ceux qui ne veulent plus laisser leurs écrits aux aléas de la censure et de la « rareté » abondante…
Et nous, de quel monde sommes nous ?
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RépondreSupprimerFort beau texte, cher Tenancier. Qui aborde quelques sujets ayant déjà fait naître quelques débats entre nous, ce me semble.
RépondreSupprimerJ'avoue n'être pas encore assez réveillé pour vous transmettre un commentaire qui essaye d'avoir la qualité de votre article, je tenterai de rivaliser avec vos prouesses un peu plus tard.
Mais vous ne perdez rien pour attendre !
Otto Naumme
Vous lisant depuis un bon bout de temps, c'est l'occasion de vous dire, à la suite de votre texte si sensé et si sensible, que je suis des vôtres. L'écran de neige n'est pas encore là, mais il est vrai que parfois on a l'impression de vivre comme dans Brazil. Il restera toujours de la résistance, toujours. C'est un principe de vie. Et toujours des gens qui oseront dire "Merdre", ne serait-ce que pour se sentir encore vivants.
RépondreSupprimerMerci...
RépondreSupprimerCher Tenancier, bien que me faisant rare en cet espace herméneutique, je n'en demeure pas moins un fidèle et inconditionnel lecteur de vos billets. Celui-ci va au cœur & à l'esprit, disant ce que les miens ressentent et pensent (dans l'ordre qu'on voudra), aussi point n'essaierai de rivaliser avec vos "prouesses" qui sont simplement ce qu'il fallait écrire. A vous, mon cœur & mon esprit disent merci.
RépondreSupprimerDe même.
RépondreSupprimerMoi aussi.
RépondreSupprimerComme un bruissement de froid, quoi…
RépondreSupprimerHé ! Dites, Tenancier… z'allez pas nous faire votre Houellebecq, non ?!
RépondreSupprimerConne un bruissement de froid,, tout à coup…
Mais non, très cher George ! Relisez bien, le Tenancier ne fait pas dans la déprime de super-marché, il évoque une éventualité pas si sotte que ça : quid du jour où on aura plus d'électricité ? C'est vrai que les livres en vrai bon papier avec de vrais morceaux de phrases dedans, ça sera utile, à ce moment-là (avec la Kalachnikov, pour d'autres raisons culturelles...).
RépondreSupprimerOtto Naumme
George, Otto a raison.
RépondreSupprimerRéflexion de fond qui éclaire le sujet.
RépondreSupprimerJe crois en le samizdat.
Il faudrait lancer une maison d'édition (papier) portant ce titre !
Otto, Tenancier, d'accord, mais je ne parlais pas de déprime de supermarché : lorsque je lis des phrases telles que
RépondreSupprimer« Nous nous disons que nous avons perdu. L’avenir devient une figure fuligineuse, quelque chose que nous ne pouvons saisir, que nous ne pouvons voir que fugacement dans une volute souvent insignifiante. Nous avons perdu parce que ce monde n’est pas notre. Il est livré à de brèves exultations, à la solitude, au sordide, aux pixels, au temps qui passe, à l’insomnie et à la peur »,
eh bien, je pense aussitôt à Houellebecq.
Et désolé pour la répétition : je commentais via un WiFi incertain qui m'a fait croire que mon premier commentaire n'était pas parvenu à bon port.
Au fait, Otto… comment s'appelle cette excellente nouvelle où Fred Brown décrit ce monde sans électricité, déjà ?
Ah oui ! Les ondulats. Mais l'univers numérique n'avait pas encore mangé le nôtre, à cette époque…
Vous savez, George, vous auriez pu tout aussi bien citer Lavilliers, dont la Lettre ouverte (dans "15e round") me paraît plus pertinente et plus prophétique que le Nietzsche pour "rayon livres" de supérette, que vous vous complaisez à remettre une nouvelle fois dans vos comparaisons.
RépondreSupprimerDe plus, cette lettre ouverte aura bientôt 35 ans...
Et permettez-moi de revendiquer plus d'expérience en matière d'extrapolations et de conjectures, s'il vous plaît. Ne serait-ce que parce que j'ai cette culture.
Je vais finir par me vexer, à ce titre, d'ailleurs.
:-)
En tout cas, sachez qu'il n'y a nulle délectation morose ni pose dans mes propos ni même d'arrière pensée marketing, comme l'autre...
Ah mais !
RépondreSupprimerAh mais je n'insinuais ni "délectation morose" ni "arrière-pensée marketing" : je parlais du ton et du style. Et sachez que j'apprécie au moins autant Houellebecq (enfin, le trois premiers du moins, surtout le premier) que J. K. Rowling !
RépondreSupprimerPour les extrapolations et les conjectures, je vous reconnais bien volontiers la prééminence, évidemment. Mais je n'aurais pu citer cette chanson de Lavilliers : je me suis arrêté à l'album (dont j'ai oublié le titre, "Nuit quelque chose" — Nuit d'amour ?) sur lequel figure la jolie chanson Betty.
Je renie fermement votre comparaison, mon cher George.
RépondreSupprimerCela n'ai d'ailleurs aucune espèce d'importance, du moment que vous appréciez ce que j'ai voulu dire.
Récusez, récusez, il en restera toujours quelque chose…
RépondreSupprimerQuant à moi, je préfère écluser !
(j'oubliais — comme Yatiblia — merci en tout cas pour ce beau texte)
Sinon, "renié", vous savez bien que j'en ai l'habitude : c'est même devenu mon surnom !
RépondreSupprimerSinon, vous m'connaissez, j'ai l'esprit "disciple", je renie facilement.
RépondreSupprimerOn va bientôt entendre le coq chanter trois fois ?
RépondreSupprimerSongez-y donc, on commence par ça et on a la descendance spirituelle en papamobile !
RépondreSupprimerLa papamobile, c'est bien la voiture sans capote ?
RépondreSupprimerOtto Naumme