Les bébés sont décevants

Il ne faut jamais négliger une occasion de faire diversion aux taches importantes, cela accroît la culpabilité et devient donc un stimulant appréciable pour le travail. Ainsi, je m’amuse de temps à autre à répondre aux questions d’Éric Poindron, soit sur son site, soit sur Facebook. Les dernières en date sont :
« Quand vous allez sur une brocante, que cherchez-vous ? »
« Quelles sont les personnes décédées que vous ne souhaiteriez aucunement rencontrer ? »
Etc.
A la veille des grandes vacances, de pareils questionnaires font penser aux quizz des journaux pour mômes ou même à ceux des magazines que nos parents achetaient par lots soldés dans les boutiques des stations-service, au bord de la nationale bondée, dans l’ondoiement des capots en chaleur.
Il n’y a pas que les questions, Éric Poindron nous donne parfois quelques citations. L’une d’elle a retenu mon attention : « Vous pouvez jeter un livre du cinquième étage, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas. Si vous jetez un e-book, il sera à coup sûr détruit. » Celle-ci est d’Umberto Eco, vraisemblablement tirée de son dernier ouvrage, N’espérez pas vous débarrasser de vos livres, ou alors d’un des multiples entretiens qui accompagnent la sortie de chacun de ses ouvrages…
Je ne veux certes pas entrer dans ce débat qui me paraît d’ores et déjà diablement frelaté tant il fut abordé dans la dernière décennie. Ce qui retient plutôt mon attention, c’est tout de même l’argument spécieux d’Eco : lancez en l’air votre Kindle / e-book / I-pad ou autre et voyez ce qui se passe. Á ce compte-là, et suivant le même raisonnement, les Assyriens auraient pu apporter également une appréciation négative sur le papyrus ou le papier. En effet, les tablettes d’argile résistent tout de même mieux au feu que le fonds de la bibliothèque d’Alexandrie (qui ne serait au bout du compte qu’un fantasme, mais fantasme pour fantasme…) Ce qui est assez surprenant, en somme, c’est l’inquiétude vis-à-vis d’un objet qui n’est qu’un outil banal, un développement à peine rusé de l’ordinateur portable, lui-même dérivé de notre bon vieil ordinateur de bureau. On voudrait dans l’affaire que tout le monde retrouve son sang froid et examine la situation sous un autre angle. Ces livres électroniques sont une aubaine pour votre serviteur qui, dans son travail de bibliographie, serait plutôt enchanté d’avoir un outil de référence peu encombrant au lieu des centaines d’ouvrages volumineux que l’on traîne derrière soi comme une ancre flottante. Mais à part cela, lirai-je dedans mes œuvres préférées ? Je ne le pense pas. Devrais-je pour autant obliger mes contemporains à s’en priver ? Et si nous laissions les choses évoluer ? Je le répète ici, je n’irai pas plus loin dans le débat, qui est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Mais si la citation d’Umberto Eco est bien de lui, on s’autorisera à regretter la faiblesse de l’argumentation, sa facilité.

« Vous pouvez jeter un chat d’un mètre de hauteur, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas. Si vous jetez un bébé, il sera à coup sûr détruit. »

Je l’ai toujours pensé, les bébés sont très décevants.

15 commentaires:

  1. « les capots en chaleur »... C'est très bon Tenancier. Les grandes vacances vous feront le plus grand bien.

    ArD

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  2. Merci, ArD, mais je ne risque pas de partir cet été ! Me restent les quizz.

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  3. Vous n'aimez pas "les capots en chaleur", chère ArD, je trouve pourtant la formulation amusante, plus poétique que le facile "surchauffés" que d'aucuns n'auraient pas manqué de nous asséner.
    Cela dit, j'agrée avec le Tenancier. L'argument est un peu faible. Comme celui consistant à dire qu'on allume difficilement un feu de cheminée, qu'on n'emballe pas de poisson, avec un iPad ou un Kindle.
    Pour en revenir aux tablettes assyriennes, d'un autre côté, que restera-t-il de nos cultures successives dans 4 ou 5 000 ans ? Le papier ? Poussière... Les trucs et machins électroniques ? Octets envolés au gré du vent numérique...
    Non, moi je vous le dis, faut revenir aux tablettes en argile. Au moins, on sait d'expérience que ça a une sacrée durée de vie.

    Otto Naumme

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  4. Je ne dirais qu'une chose.
    Si demain, toute énergie électrique disparait, pour une longue durée, je pourrais toujours lire un livre au coin du feu.
    Essayez ça avec un e-book!

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  5. Cher Hugues, vous avez diablement raison. Il a d'ailleurs d'autres causes plus "sophistiquées" et nettement plus noires pour nous priver de ce type de lecture. Ainsi, dans un conflit limité entre deux pays, les belligérants n'auraient recours qu'à quelques explosions atomiques en altitude pour mettre à genoux toute l'électronique non "durcie" de l'adversaire. Adieu ebooks, informatique, réseaux, usages aussi prosaïques que celui de l'ascenseur. Comme les stratèges de tous les pays se sont décomplexés quant à l'usage de ce type d'arme, on peut songer que son recours ne serait plus du domaine conjectural. La destruction des mémoires électroniques serait une parabole high-tech de la destruction de bibliothèques en temps de guerre (les militaires adorent les autodafés et autre feu de joie à la gloire de leur barbarie).
    J'avais déjà évoqué cette perspective dans des forums plutôt "carpette/extase" sur le sujet du livre électronique et je crois que l'on m'avait pris pour un rigolo. Or, la probabilité de conflit pour une civilisation est toujours élevé. Les supports de notre culture sont de plus en plus fragiles. La crise que nous risquons d'affronter dans cette configuration serait sans doute aussi catastrophique que le phénomène d'acculturation décrit par Levi-Strauss dans son livre Races et Histoire.
    La pénurie d'électricité est un danger certes beaucoup plus proche. Il suffit de voir que - pas très loin d'ici - de longues coupures existent. Ce n'est certes pas la venue d'outils gourmands en énergie qui va arranger cette pénurie...

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  6. Pour vous convaincre que le concept de "flash électronique" est plutôt rentré dans les mœurs, on signalera que le cinéma hollywoodien s'en est emparé deux fois : Dans l'un des films de la série Ocean - je ne sais plus lequel, 11, 12 ou 13... - où l'utilisation d'un générateur magnétique surpuissant paralyse l'électronique d'un casino, et dans la Guerre des Mondes version Spielberg où la venue des extra-terrestre s'accompagne également du phénomène du "flash électronique"... On ne cite pas encore le nucléaire car très encombrant pour les scénaristes, mais c'est pourtant la ressource la plus vraisemblable. On mettra cela sur la pudeur des scénaristes et leur goût de la parabole, à eux aussi, sans doute.

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  7. Sans même parler de livres, on se souviendra du "retour" à la barbarie (si tant est que nous en étions sortis) qui a eu lieu lors d'une gigantesque coupure d'électricité aux USA, entre pillages, viols, meurtres et autres joyeusetés à la puissance 100. On aura sans doute autre chose à penser qu'aux bidules informatiques, en un tel cas. Et d'abord à sauver sa peau.
    Quant aux supports électroniques, on est passé de la fadaise des CD "pour la vie" à l'encore plus énorme fadaise du "cloud computing" : "vos données sont sur des serveurs disséminés dans le monde donc tout va bien". Ah bon ? Où ils sont ? Qui les gère ? Qui va mettre son nez dans ce qu'ils stockent ? Qu'est-ce qu'il se passe si le proprio des serveurs met la clé sous la porte (même les plus grosses boîtes peuvent se casser la gueule, faut pas l'oublier...) ? Bref, une vaste fumisterie...
    Mais ça rassure...

    Otto Naumme

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  8. Laissons la béatitude technologiques aux simples d'esprit...

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  9. Cher Hugues, cher Tenancier, cette hypothèse primitiviste a été illustrée avec bonheur en 1945 par Fredric Brown dans sa nouvelle "Les ondulats" ("The waveries"), que l'on trouve dans le recueil Paradoxe perdu (Calmann-Lévy, 1974, puis J'ai Lu n°767, 1977, et Presses-Pocket SF n°6, 1990), dont on ne saurait trop recommander la lecture — si possible au coin du feu.
    Quant à vos inquiétudes à propos des données hébergées sur des serveurs distants, cher Otto, elles sont hélas bien fondées. J'en ai moi-même fait l'expérience tout récemment : la plupart des fichiers sonores hébergés sur mon compte DivShare sont devenus illisibles sans crier gare. Et l'ensemble des propos que nous tenons par exemple ici peut se volatiliser à tout instant. Vous faites des copies fréquentes de votre blogue, Tenancier ?

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  10. Eh oui, cher George, ce genre de déboire arrive plus fréquemment qu'on ne le pense.
    Et cette nouvelle est un pur délice, comme, allez, 99.9 % de l'oeuvre de Fred Brown !
    Au passage, avez-vous jamais vu passer le tome 1 de l'intégrale de ses nouvelles chez Coda ? J'ai trouvé les tomes 2 et 3 mais aucun des libraires auxquels je me suis adressé n'a jamais réussi à mettre la main sur ce tome 1. Et je ne suis même pas sûr qu'il ait jamais existé. En tous cas, si jamais vous savez où le trouver, sachez que je suis intéressé !

    Otto Naumme

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  11. Exact, mais il est épuisé depuis un bout de temps : voyez ici, ainsi qu'ici pour le sommaire et pour la bibliographie complète des traductions françaises des œuvres de Brown.
    Hélas, non seulement le premier tome est épuisé, mais les quatre derniers ne paraîtront sans doute jamais : j'ai rencontré voici peu les éditeurs, qui m'ont dit avoir laissé tomber, faute de phynances.
    Mais moi aussi je suis fort intéressé par ces volumes, cher Otto : trop chers pour ma bourse, je n'en ai aucun. En revanche, j'ai tous les autres recueils, excepté le dernier paru chez NéO, Le chant des damnés.
    Ce que j'aimerais bien savoir, c'est ce que vous désignez par le 0,1% restant : pour ma part, je ne crois rien avoir lu de décevant, de Brown. Même un roman mineur comme La piste des étoiles est magnifié par le coup de théâtre final…

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  12. Cher George, merci de toutes ces informations !
    Je me doutais bien que les tomes suivants de cette intégrale avaient peu de chances de voir le jour. Malheureusement, je crains que l'ami Brown n'ait pas un nom suffisamment porteur...
    Pour le 0,1 %, c'était une figure de style - et, n'ayant pas lu l'intégrale de la production du monsieur, je me dis qu'il peut y avoir une chance qu'il ait fait un jour un texte moins bon que les autres, allez savoir. Même si l'hypothèse est aussi farfelue qu'un martien qui ne mente pas.
    Quant au tome 1, le le savais épuisé, mais même en occasion il semble introuvable. Et il va falloir que je cherche également le recueil paru chez NéO, je ne le connaissais pas...

    Otto Naumme

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  13. Pas forcément le meilleur, quoi que j'aie dit précédemment : il semblerait que dans cette collection Stéphane Bourgoin ait commencé par constituer des recueils en réunissant ses nouvelles favorites, et qu'il ait terminé par les fonds de tiroir récupérés chez la veuve…

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  14. Eh, c'est malheureusement souvent comme cela que ça fonctionne... Mais Fred Brown, c'est un peu comme J.J. Cale en musique, y'a des auteurs qui aimeraient bien que leurs meilleures productions atteignent le niveau de ces fonds de tiroir...

    Otto Naumme

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