Une bibliothèque

« […] Sa bibliothèque se trouvait au quatrième et dernier étage de la maison sise au 24 rue Ehrlich. La porte de l’appartement était gardée par trois serrures compliquées. Il les ouvrit, traversa le vestibule dans lequel se trouvait un porte-manteau et pénétra dans son cabinet de travail. Il déposa avec précaution la serviette sur un fauteuil, puis se mit à aller et venir à travers l’enfilade des quatre vastes et hautes pièces qui formaient sa bibliothèque. Tous les murs étaient garnis de livres jusqu’au plafond. Son regard les parcourut lentement de bas en haut. Des fenêtres avaient été aménagées dans le plafond ; il était fier de cet éclairage par le haut. Les fenêtres latérales avaient été murées, il y a des années, après d’âpres luttes avec le propriétaire. Ainsi, il avait gagné, dans chaque pièce, un quatrième côté : autant de place conquise pour les livres. De plus, il lui semblait qu’une lumière venant du haut et qui éclairait également tous les rayons, était meilleure et mieux adaptée à ses rapports avec les livres. En même temps que les fenêtres latérales disparaissaient, s’évanouissait aussi la tentation d’observer les allées et venues dans la rue, une mauvaise habitude qui fait perdre du temps et qu’on apporte incontestablement avec soi en naissant. Chaque jour, avant de s’asseoir à sa table de travail, il bénissait la bonne idée initiale et l’esprit de suite auxquels il devait la réalisation de son vœu suprême : posséder une bibliothèque bien fournie, bien rangée, fermée de tous côtés et dans laquelle nul meuble superflu, nul intrus ne venait détourner le cours de ses graves pensées.
La première pièce servait de cabinet de travail. Un vieux bureau massif, un fauteuil devant et un autre dans l’angle opposé en constituaient tout le mobilier. En outre, il y avait là un divan qui se faisait tout petit et que les yeux de Kien ignoraient volontiers parce qu’il se contentait d’y dormir. Aux murs était accrochée une échelle mobile. Elle était plus importante que le divan et se promenait de pièce en pièce au cours de la journée. En effet, pas une chaise ne venait troubler le vide des trois autres pièces. Il n’y avait ni table, ni armoire, ni poêle pour rompre la monotonie bigarrée des rayons. De beaux tapis épais qui recouvraient partout le sol réchauffaient le demi-jour sévère qui unissait les quatre pièces aux portes largement ouvertes en un seul vaste hall. »

Elias Canetti : Auto-da-fé
Traduit de l’allemand par Paule Arhex
Gallimard, 1968


Le tenancier a bien conscience d'outrepasser les normes en matière de citation littéraire. Il espère qu'on voudra bien l'excuser...

8 commentaires:

  1. Je pense que le Tenancier a bien eu raison d'outrepasser : cela nous (me) donne la possibilité de découvrir un très beau texte, que l'auteur de ce commentaire se fera un plaisir d'essayer d'acheter dès que le Tenancier lui aura indiqué l'éditeur de la chose (à moins que le Tenancier n'ait un exemplaire de cette oeuvre dans les rayons de sa boutique, auquel cas nous pourrions songer à entrer en affaire...).

    Otto Naumme

    RépondreSupprimer
  2. Cher Otto,

    Comme je l'indiquais à la fin du texte, l'ouvrage a été publié chez Gallimard, dans la collection "Du Monde Entier". Il y a de fortes chances encore pour qu'il soit disponible dans cette collection ou dans la moins lisible "L'imaginaire". Vous pouvez donc le demander au libraire de neuf près de chez vous.
    Content que cet extrait vous ait intéressé.

    RépondreSupprimer
  3. me suis laissé prendre et pensé qu'il s'agissait d'un de vos bons contacts, cher tenancier, qui vous proposait d'acquérir sa bibliothèque avant de mourir sous vos yeux.

    RépondreSupprimer
  4. Allons, Phil, je n'espère la mort de personne en vue d'enrichir mon fonds ! Il m'arrive toutefois de croiser des livres ou une bibliothèque dont le propriétaire était récemment décédé. Il y a toujours un curieux sentiment d'intrusion dans l'intimité qui n'existe pas lorsque la personne vend ses livres de son vivant. C'est un sentiment trouble, assez triste, ma foi, comme si l'on assistait aux derniers lambeaux d'une personnalité qui s'en va, alignés dans les cartons avant enlèvement.
    Et puis la rapacité des "héritiers", parfois...

    RépondreSupprimer
  5. oui, bien sûr..mais le rythme de ce texte laisse supposer un visiteur silencieux, comme guidé par cet hôte qui lève les yeux vers le seul bout de lumière qui va le happer.
    Canetti semble aimer les faux silences aveugles..."on reconnaît un homme en écoutant son pas". Je me souviens de cette phrase dans son "Flambeau dans l'oreille".

    RépondreSupprimer
  6. Une nouvelle fois, une vision assez cinématographique : caméra subjective, lumière naturelle qui tombe du plafond (comme dans les anciens studios).

    RépondreSupprimer
  7. Ce texte est presque aussi beau que du Letort. Et je m'y connais un peu. Peut-être devrais-je ajouter aussi : je m'y reconnais un peu...

    RépondreSupprimer

Les propos et opinions demeurent la propriété des personnes ayant rédigé les commentaires ainsi que les billets. Le Tenancier de ce blog ne saurait les réutiliser sans la permission de ces dites personnes. Les commentaires sont modérés a posteriori, cela signifie que le Tenancier se réserve la possibilité de supprimer des propos qui seraient hors des sujets de ce blog, ou ayant un contenu contraire à l'éthique ou à la "netiquette". Enfin, le Tenancier, après toutes ces raisons, ne peut que se montrer solidaire des propos qu'il a publiés. C'est bien fait pour lui.
Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

Donc, pensez à signer vos commentaires, merci !

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.