« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut vous suivre au plus profond des mers.
— Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet ?
— Non monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes...
— Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toutes langues, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d'économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à Mme Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henri Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassiz, etc., les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé Les Fondateurs de l’Astronomie me donna même une date certaine ; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles du Nautilus. »
Jules Verne : Vingt mille lieues sous les mers
Le tenancier, très modeste verniste amateur et néanmoins vétilleux, a décelé une possible incohérence dans le texte ci-dessus. La trouverez-vous ?
(Pour le jeu de mot idiot autour de ce titre de livre, ce n'est pas la peine, je le connais)
Le capitaine Nemo, c'est bien lui qui voyageait au Slumberland quand il était petit ?
RépondreSupprimerOn le voudrait bien...
RépondreSupprimerMoi, j'aime bien Nemo - le capitaine. Quand je serai grand, je serai lui.
Gné ? C'est quoi, ce jeu de mots idiot ? Il m'aurait échappé ?
RépondreSupprimerPour l'incohérence, pas trop cherché, mais une bibliothèque dans un sous-marin, me semble que ça devrait pas durer des années, vu l'humidité forcée de l'endroit. A moins bien sûr que ce sous-marin soit en cale sèche...
Otto Naumme
Il vous a échappé, cher Otto...
RépondreSupprimerAllez :
Vingt Mille Vieux Sous Mémère
Eh oui.
Pour l'incohérence, ce n'est pas cela. Je vous laisse encore chercher un peu.
Une confusion entre « postérieure » et «antérieure » semble inco-errer. ArD.
RépondreSupprimerNope, ArD., point cela, mais vous êtes sur la piste. Il ne faut pas s'attacher précisément aux mots ni à la situation de la bibliothèque mais plutôt à une préoccupation du professeur Aronnax qui est, comme chacun le sait un alter ego de Jules Verne...
RépondreSupprimerLa préoccupation d'Aronnax est de dater le premier départ du Nautilus sous les eaux. On sait que le capitaine achète ses derniers volumes avant ce départ. On sait que Les fondateurs de l'astronomie est paru en 1865, mais on ignore quand il est acheté. On comprend qu'Aronnax visite la bibliothèque en 1868 et que l'accès à des ouvrages plus récents que les Fondateurs de l'astronomie lui permettraient de dater précisément le premier départ du Nautilus entre 1865 et 1868. L'installation du Nautilus remonterait donc bien à une époque « postérieure » à 1865, non ?
RépondreSupprimerArD
ArD, vous brûlez !
RépondreSupprimerPoussez le raisonnement plus loin. La solution est à portée de main d'Aronnax. Pas très fut-fut, le savant, entre nous...
Mais j'en ai autant à mon compte : j'ai du lire "Vingt mille lieues..." dix fois au moins.
Je brûle grâce à ... la lumière électrique, je suppose ;-)
RépondreSupprimerArD
... forcément !
RépondreSupprimerAvec les bobines Rumkhorff !
Si vous donnez votre langue au chat, je vous dis tout cela demain.
Oups !
RépondreSupprimerRuhmkorff, bien sûr.
Je pensais plutôt à Edison ; dans ce cas, Aronnax tiendrait des propos inco-errants sur la datation du premier départ du Nautilus qui aurait eu lieu dix à douze ans plus tard que ce qu'il induit. Mais ma théorie ne colle pas avec son assurance selon laquelle le Nautilus n'a pu partir à « une époque postérieure »... Comme vous n'avalisez pas l'incohérence détectée du côté d'une possible confusion entre postérieure et antérieure, il me faut (grâce à votre dernier indice)envisager que je raisonne chronologiquement à l'envers : dans ce cas, les bobines de Ruhmkorff reprennent du poil de la bête, et le Nautilus se serait donc immergé... bien avant 1865.
RépondreSupprimerArD
ArD, vous vous êtes éloigné un peu. Je m'explique : on ne saura pas à quelle date précise le Nautilus s'est enfoncé dans les eaux d'une façon définitive, si l'on peut dire. En revanche, le professeur Aronnax a singulièrement manqué de jugeote, car la solution était littéralement à portée de main et il aurait pu nous en faire part !
RépondreSupprimerRevenons à la description de la bibliothèque : "[...] Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux."
et aux propos du capitaine Nemo :
"[...] Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit."
Il suffisait donc au professeur de regarder la date sur les journaux, posés sous son nez. Pas très perspicace, le prof. En tout cas Verne aurait pu faire l'économie de la citation des journaux afin de rendre pertinentes les interrogations d'Aronnax. J'aurais mieux fait de signaler cette incohérence comme inhérente à des éléments cités dans le récit. Vous êtes parti bien loin, mais c'est un peu de ma faute.
Désolé de vous avoir laissé un faux indice. Dans mon esprit c'était seulement une réponse à votre allusion à la lumière électrique...
En tout cas, grâce à vous, je sens que l'on reparlera de ce cher Jules de temps en temps. Merci, ArD.
Ah oui, effectivement. Toutefois, si l'on poursuit le descriptif de la bibliothèque on lit : « La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble,... »
RépondreSupprimerEt le professeur d'ajouter : « et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure.» Or, la lumière électrique date de 1878 (Edison); ne s'agit-il donc pas d'une seconde incohérence ?
ArD
Oui, Edison a bien sûr inventé l'ampoule à filament que nous connaissons. Toutefois, le principe de la production de lumière - et de chaleur - au moyen d'une résistance était connu bien avant. Du reste, je n'ai pas souvenir que Jules s'apesantisse sur ce mécanisme de production de lumière. Serait-ce un arc électrique protégé par des globes opalescents ? Un autre procédé ? Il va falloir que je relise tout mon Verne...
RépondreSupprimerJe sais que les lampes à arc avaient été utilisées pour l'éclairage public à une époque bien antérieure à la rédaction au roman, vers la première partie du XIXe siècle (désolé, je n'ai pas la date précise...)
Le Bulletin de la Société Jules Verne doit en causer quelque part. J'en ai quelques uns. Je regarderai, on ne sait jamais.