En substance la question était simple, donc redoutable :
« Pourquoi doit-on ajouter le nom du fabricant de papier lors de la rédaction d’une description de livre ? Après tout connaître la nature du papier suffit, non ? »
Si l'énoncé de la nature du papier s’avère intéressant pour l’amateur d’éditions soignées et plutôt stables dans leur chimie (rappelons que les papiers à base de chiffons, par exemple on moins de chance de se dégrader que des matières développées à partir du bois, bien que des progrès considérables aient été accomplis ces dernières années), si la mention de son fabricant peut être un gage de qualité, ce n’est pas que pour cette raison précise qu’on le mentionne. Nous avons déjà évoqué abondamment le sujet du format des livres, faisant remarquer que les dimensions de tel ou tel papier dépendait directement du moulin qui les fabriquait. Généralement, ces dits moulins mettaient un filigrane en guise de marque, un symbole reconnaissable, comme une grappe de raisin, un coq, etc. Chacun d’entre vous aura déduit que chaque format spécifique provenait également d’un lieu spécifique. La mention du moulin n’est donc pas en rapport avec la qualité du papier mais bel et bien avec les dimensions de la feuille sur lequel a été imprimé l’ouvrage que vous examinez. Reste que la raison de ces disparités n’est guère flagrante pour la plupart de nos contemporains. C’est en lisant un passage du très intéressant ouvrage de Robert Delort que j’eus une description qui pouvait être à même de saisir l’origine de ces différences :
« L'espace non plus n'était pas vu, appréhendé et mesuré comme de nos jours. On en a un exemple élémentaire dans l'extraordinaire fouillis de la métrologie médiévale, à la fois complexe et approximative, dont il est impossible de donner de rigoureux équivalents. Chaque petit pays, chaque microrégion, parfois un seul village en tout, avait son propre système de mesures (capacité, poids, longueur, surface), généralement dérivé de mesures romaines, mais de type et de taille variables et fort différents de celui des plus proches voisins. Même la renaissance du commerce international ne fit pas adopter un système simple, rationnel et généralisé, et, malgré quelques simplifications locales, connues surtout en Languedoc, les marchands se contentèrent tout naturellement d'un système de tables de conversion dont pourtant la lourdeur nous semble aujourd'hui écrasante. On peut en juger d'après l'extrait suivant, datant de la première moitié du XIVe siècle, d'un manuel de marchandises florentin : 100 livres subtiles de Venise en font 96 de Gênes; 1 marc d'argent, poids de Venise, fait 9 onces 3 deniers de Gênes; 1 mine, mesure de Gênes, fait 11/4 staia; 100 livres grosses de Venise font 147 livres 1 once 20 1/4 carats à Gênes, à 144 carats l'once, ou 1 once 3 deniers 9 grains, ou 24 deniers par once, ou 24 grains par denier poids; 10 cannes de Gênes font à Venise 35 brasses; 100 livres subtiles de Venise font à Pisé 92 à 93 livres; 18 brasses de drap, mesure de Venise, font à Pisé 17 brasses; 1 livre d'argent de Venise, soit 1 1/2 marc de Venise, fait à Pisé 13 onces... D'autre part, les mesures-étalons, dont on a conservé en Occident des milliers d'exemplaires lors de leur remplacement par le système métrique, étaient plus ou moins bien imitées dans les limites territoriales de leur application et plus ou moins bien employées par leurs utilisateurs; d'où un manque de précision tout à fait courant dans la mesure de l'espace. On parle de barriques de vin, de sacs de blé ou de laine que l'on additionne, bien que le poids et la contenance de chaque barrique, de chaque sac soient très différents. De plus, la même mesure de capacité, par exemple, peut être utilisée «rase» ou «comble», encore un gros élément d'approximation. Enfin, suivant la matière et la manière dont elle se présente, la même unité peut mesurer des quantités très différentes sans provoquer la moindre gêne apparente de l'utilisateur: le muid d'avoine, à Paris, vaut 240 boisseaux, soit 2 601 litres ; le muid de froment, 144 boisseaux, soit 1 561 litres. Le muid de vin « sur lie » est loin d'être équivalent, dans la même ville, au muid de vin «tiré au clair», et il n'a aucun rapport avec les muids précédents : un muid de vin vaut à peine un dixième du muid d'avoine. » (Robert Delort : La vie au Moyen Age – réed : Seuil, 1982) |
On se garderait toutefois, à partir de cette brève citation de déduire qu’aucun principe n’était appliqué à l’intérieur d’une corporation. Il semble bien que la question mérite d’être nuancée pour des « industries » qui ne sont pas apparues au tout début du Moyen Age mais bel et bien au cours de cette « internationalisation » auquel l’auteur fait allusion, comme pour notre sujet de prédilection ici, c'est-à-dire le Livre. S’il existe bel et bien des nuances et même des différences notables dans les productions de divers moulins, les pratiques se transmettaient de générations en générations mais également par les compagnons et les ouvriers qui ne restaient pas forcément au même endroit. Si ce brassage n’a pas abouti à une uniformisation stricte, on peut réduire toutefois les types de papiers « à succès » à une poignée de formats. Ces mêmes moulins ne pouvaient du reste produire des feuilles extrêmement grandes à cause des contraintes techniques liées à la fabrication (l’augmentation de la taille des cadres et autres éléments liés à la fabrication ne pouvaient évoluer qu’au prix d’un progrès technique encore inaccessible à l’époque, semble-t-il) et sans doute devons nous songer que les presses qui devaient accueillir ces papiers n’étaient guère extensibles non plus…
Cependant, ces disparités de formats existent et trouvent très clairement leur explication dans la démonstration de Robert Delort. Il était donc nécessaire d’indiquer la provenance du papier pour comprendre avec quel type de feuille avait été imprimé l’ouvrage et donc, par le jeu des pliages en feuillets la dimension finale de celui-ci…
On pourrait certes nous répliquer qu’après l’imposition du système métrique en France et dans de nombreux autres pays, cette uniformisation des papiers allait devenir inévitable. Théoriquement, elle aurait dû l’être. Mais c’eut été sans compter l’inertie des mentalités et les coutumes des corporations. Il s’avère que fabricants, marchands de papiers, imprimeurs et libraires avaient formé un langage spécifique, des usages internes, des pratiques qui ne furent qu’assez peu bousculées par l’industrialisation du milieu du XIXe siècle. Il faut bien remarquer que cette industrie employait des ouvriers qualifiés et dont le corporatisme encourageait également cette fermeture à la « rationalisation ». Mais le corporatisme explique-t-il tout ? Même l’inertie de la population en la matière est à envisager… Même de ses « élites ». En effet, comment penser qu’en 1869 dans une revue de découvertes et de récits scientifiques, l’on fit place et succès à un ouvrage qui niait implicitement le système métrique dans son titre, à savoir Vingt Mille Lieues sous les mers, dans le Magasin d’Éducation et de Récréation ? Et l’on sait que cette infraction n’est point propre à Verne, coutumier du fait, une foucade isolée dans la littérature. Cette inertie fut parfois idéologique, on le sait tout aussi bien. Mais elle se retrouve également dans la littérature populaire, dont la métrologie souvent particulière n'était point étrangère à ses lecteurs. Notre civilisation garde durablement dans sa mémoire collective et dans quelques pratiques, la mémoires des temps enfuis.
D’autre part, est-il indispensable de vouloir une uniformisation ? Certes, le souci du confort de nos imprimantes et de l’administration a généré des formats normalisés. Ces normes seraient très utiles pour le rangement dans les bibliothèques où nous n’aurions plus guère que le petit, le moyen et le grand format…
Et nous savons certains friands de ces pensées simplificatrices.
Mais, généralement, ceux-là ne viennent pas baguenauder sur notre blog.
un vrai bonheur ce billet !
RépondreSupprimerun peu hors-sujet mais tout de même, nous avons connu le papier ordinaire en 21 X 27 cm ...
Il est vrai que notre cher Tenancier nous livre ici quelques brassées de réflexions fort intéressantes !
RépondreSupprimerIl est du reste amusant de noter que certaines de ces anciennes mesures connaissent encore quelques réminiscences dans le langage courant ("il est 100 coudées au-dessus de...").
En revanche, autant je peux comprendre qu'un ouvrage d'une époque où l'on comptait en lieues et autres systèmes de mesure aujourd'hui disparus "parle" dans ce système, autant je considère d'un maniérisme aussi prétentieux que ridicule tout ces ouvrages modernes (et évoquant des temps anciens) qui s'attachent à reprendre tel ou tel système de mesure tombé dans l'oubli. Souci "d'authenticité" ? Restons sérieux ! Il faudrait écrire dans la langue de l'époque (sur papier d'époque et à la plume, quitte à pousser jusqu'à l'absurde)et s'attacher à reprendre tous les codes en vigueur en ces temps. Pas sûr que l'on y gagne au change...
Cela étant dit, il serait intéressant de savoir s'il existe une sorte de "musée" (même virtuel) de ces anciennes mesures, telles celles évoquées par Robert Delort.
Côté livre, il me semble qu'il est impossible de ranger la production actuelle en "petit", "moyen" et "grand" format. Sur mes dix derniers achats de livres neufs, je crois avoir pu compter au moins sept formats différents.
Il est vrai qu'un peu de standardisation aiderait au rangement. Mais j'imagine que chaque éditeur a ses raisons d'exploiter tel ou tel format. Et même qu'il a des raisons pour, à un moment donné, changer le format de l'une de ses collections (comme c'est le cas de multiples collections de poche qui "perdent subitement" quelques millimètres en hauteur...).
Notre cher Tenancier doit bien avoir quelques lumières sur la question ?
Otto Naumme
Tonnerre ! J'étais à mille lieues de penser que cet ouvrage de Robert Delort dont vous donnez un "bref" extrait allait servir pour un billet !
RépondreSupprimerAdria, nous connûmes aussi, à tel point que je possède encore quelques feuilles sur Marais de ce format.
RépondreSupprimerMon cher Otto, votre question est intéressante et sa réponse va demander une petite enquête. En d'autres termes : "c'est une bonne question et je vous remercie de l'avoir posée, je vais y répondre sans détour". Blague à part, laissez-moi me documenter.
George, tonnerre de tonnerre, je n'y songeais point lorsque j'en fis l'acquisition chez vous. Mais ce passage était trop beau...
Passionnant...
RépondreSupprimerJ'ai une minuscule hypothèse à apporter à la question d'Otto. Il faut savoir que d'un imprimeur à l'autre les marges des équipements varient grosso modo entre 0,3 et 0,8 cm : on pourrait donc imaginer que pour éviter les chutes inutiles, les très légères variations de formats soient inhérentes à cette variable, elle-même à lier avec l'imprimeur.
RépondreSupprimerArD
L'hypothèse pourrait être économique, comme le dit ArD. De plus,l'accroissement de quelques centimètres de la hauteur d'un livre permet d'y rentrer plus de signes et cette astuce liée à des artifices de mise en page (suppression du saut de page entre les chapitres) permet au bout du compte de faire des économies substantielles sur un tirage. L'autre idée serait que les machines qui ont servi à imprimer les anciens Livres de Poche et les J'ai Lu ont pu être mises au rencard au profit d'autres, présentant des standards d'imposition un peu différends. Il se peut encore - et ce n'est pas incompatible avec les idées précédentes - que l'impression n'ait plus été assurée par la même maison. Il s'avère d'ailleurs que les deux collections citées furent toutes deux imprimées en leur temps par Brodard et Taupin et par la suite par Maury. L'agrandissement du format de ces poches coïncida-t-il ? Et maintenant ? Les contraintes matérielles sont de toute façon différente car le choix d'un format ne se fait plus en fonction de la feuille originelle. L'impression se fait à partir de gigantesques bobines, en continue, en offset... Un changement d'imprimeur peut signifier un changement de machine et une variation dans le calibrage, comme le dit si synthétiquement ArD.Donc, après s'être agrandis de façon appréciable, la légère réduction de format est tout aussi bien explicable par ce biais.
RépondreSupprimerBrèfle, comme je le disais, tout cela mérite enquête.
une fois de plus un peu à côté (de la plaque offset, bien sûr).
RépondreSupprimerPetit parallèle entre la photographie et l'imprimerie comme moyen de reproduction ! …où le cable est un reproducteur…
La photographie argentique était basée sur l'homothétie du cadrage, du viseur du boîtier et du passe-vue de l'agrandisseur.
Quand le tirage numérique est arrivé, les boîtiers argentiques étaient encore majoritaires.
L'homothétie n'était plus respectée, les labos produisaient des tirages qui pouvaient perdre tout sens de lecture puisqu'une partie du cadrage était absente, un peu comme si vous imprimiez "son" en lieu et place de "sonne", "va" pour "val"( imaginez le dormeur du va !), ô nobles lecteurs, il ne fallait plus cadrer bord-bord( raccourci bref de ce qui était un argument de vente de certains appareils) ; "viser c'est cadrer" est devenu un archaïsme, en silence.
Le format numérique a changé les formats standards de la photographie ( papier, machine et viseur).
L'imprimerie a, elle aussi, perdu quelques uns de ses transferts, (l'offset qui succédait à d'autres procédés plus prestigieux, a un nouveau camarade de classe : le laser), en parallèle reliure, papier, mode de composition et de transport de l'écrit (comme matériau originel) ont aussi transformé leur fabrication (et les massicots ?), bref les "gabarits" ont changé...
Otto, ma bibliothèque se partage en deux, les "Poche" et les autres (les vrais). "Poche" c'est bien net, mais "les autres"(les vrais) juste
à voir, sans détails, c'est tout de suite le grand voyage
(petit clin d'oeil au père d'Argol ;))
N.B. Aucune nostalgie dans ces propos
Merci à tous pour ces informations fort intéressantes. Toutes ces explications me semblent effectivement très rationnelles et complémentaires.
RépondreSupprimerChère Adria, une petite précision : comme la vôtre, ma bibliothèque se partage entre poches et "autres" livres. Et ces différences de formats constatées concernent tout autant les deux types. Du reste, j'achète indifféremment grands formats et poches. Tout en concédant que, si un ouvrage existe dans les deux formats, j'opte effectivement pour le poche - le prix des livres neufs a quand même de quoi dissuader son prochain...
Otto Naumme
Et quand l'appendice frétille, l'appendice cite. Et hop. Oui, oui, je m'en vais, bon, oh la la :-)
RépondreSupprimerMoons, restez donc, ma chère !
RépondreSupprimer