Beaux poches et poches momoches

Il arrive que, lorsque l'on fait l'acquisition d'une bibliothèque, la profusion des ouvrages ne permet pas de discerner correctement des opuscules ou des productions marginales. Il se trouve également que l'oeil, habitué à certaines récurrences de formes exerce une sorte de dissonance cognitive vis à vis de formats exotiques, ou en-dehors du brouet ordinaire des imprimés contemporains à large diffusion. Il arrive encore que, tout simplement, l'on arrive point à concevoir qu'un livre d'une collection de poche puisse être soigné au point de devenir un objet bibliophilique.
Certes, la bibliophilie s'exerce dans les recoins des pauquettes (1). Exemple : La Chandelle Verte, de Jarry, est l'édition originale collective de divers articles. Le poche est momoche (s'cusez : je me désaltère d'allitérations) et n'a pas vraiment d'attraits à part sa particularité éditoriale, perceptible seulement par les amateurs de 'Pataphysique, de Jarry et par le libraire qui veut sortir sa science. On le voit, peu de monde, donc, surtout dans la dernière catégorie...
Et on le constate accessoirement : pour la modestie, je ne crains personne.
Mais la bibliophilie, c'est aussi et d'abord l'émotion. C'est le contact charnel avec le livre. Bien sûr, la sensualité du toucher du livre ne saurait se comparer à celle de la soie, quoiqu'il y ait autant de prétextes à l'érotisme dans le livre que dans les étoffes...
Donc...
Il y peu, j'ai fait l'acquisition d'une assez importante quantité de livres : romantiques, post-romantiques, poésie, philosophie, théâtre, etc. Tout ceci fut emballé et stocké et est ressorti au fur et à mesure du catalogage des ouvrages. Opération relativement lente car nombre de ces articles méritent une vérification, un "recollement", pour parler en bibliothécaire. Ainsi, ces ouvrages ne sont véritablement découverts que lors de l'ouverture des cartons. C'est un moment particulièrement plaisant, une chose dont je ne me lasse jamais depuis trente ans que je fais ce métier. Il faut alors regarder de plus près les ouvrages, trier le bon grain (pour le whisky single malt) et la patate à vodka russe. Dans le cas présent, nous sommes dans de jolis lots, promettant quelques ivresses...
Hier, j'ai ouvert un de ces cartons et j'y ai découvert trois ouvrages de poche en langue anglaise publiés récemment. Soudainement, j'ai eu envie de posséder ces livres. Pure coincidence, au premier abord, que les auteurs soient intéressants. Ce qui m'a impressionné, c'était le soin apporté à l'élaboration des couvertures : papier à grain, ni ciré, ni pelliculé, gaufré pour faire ressortir le décor ou les éléments typographiques (2).


Ainsi, le triple et le double filet qui encadre le titre du Hazlitt est légèrement creusé, chaque lettre bénéficie du même traitement. Là ou l'édition commune et sans imagination nous collerait une énième reproduction d'une toile, les maquettistes ont choisi la sobriété d'une présentation typographique que je trouve pour ma part extrêment harmonieuse et évocatrice !


Et que dire du Ruskin, dont les entrelacs de ce rouge si caractéristique constituent un rappel efficace de la période Préraphaëlite, de ces revues comme The Yellow Book où l'on découvrait les dessins de Beardsley.


Si le Thorstein Veblen semble un peu en décalage avec sa couverture, il demeure tout de même attrayant. Le manque d'appréciation en incombe à ma méconnaissance de cet auteur.
Le papier intérieur est correct, l'impression est "Set in Monotype Dante"- typographie agréable pour des essais un peu anciens, bien que ces catactères ne furent crées qu'en 1950.
Et tout ceci, Messieur-Dames, se trouve dans une collection de poche, oui oui ! En somme "l'émotion bibliophilique" peut également se ressentir sur ce type d'ouvrage, parce que l'on ne trouve qu'exceptionnellement ce genre de soin apporté à une production importante. Certes, la collection Penguin Books - Great Ideas ne doit pas être une collection de best sellers. Il n'en demeure pas moins qu'un éditeur de grande diffusion a choisi un classicisme paradoxalement audacieux car en désaccord avec la vulgate qui est apparemment en vigueur dans les sections marketing et "artistiques" de nombre d'éditeurs de livres de poche.
Il est des courages payants.
Celui de faire des beaux livres - même en poche - en fait partie.

(1) - A ne pas confondre avec les "Poquettes volantes" qui est une collection de l'éditeur Daily Bull.
(2) - On excusera d'ailleurs l'aspect tremblé de la couverture de l'ouvrage de Hazlitt, le scanner a également enregistré ce gaufrage. Le photographe n'avait donc pas picolé pour cette fois.

8 commentaires:

  1. Conspicuous Consumption est un beau titre.
    C'est pas cochon au moins!
    Après les vendanges, je me sens l'âme égrillarde.
    Et bravo pour les posts précèdents, très instrucifs.

    RépondreSupprimer
  2. Cher Henri, grand merci pour vos compliments. Veblen est un théoricien de l'économie, semble-t-il, plutôt hors du commun car utilisant plutôt l'ironie sur le compte des classes possédantes. Je m'en réserve la lecture pour plus tard. Je crains hélas que mon anglais ne me permette pas d'en éprouver toute la verve sarcastique...

    RépondreSupprimer
  3. Une tête de lard en vaut parfois deux.
    « Le livre est moins que jamais menacé, et ce serait une excessive déférence à ses prétendus fossoyeurs que de le penser un seul instant ; il exige seulement, dans les circonstances qui lui sont faites, un peu plus de soin que d'ordinaire dans sa façon de rejoindre le lecteur », ainsi s'exprimait Marie-Pierre Pawlak lors de l'ouverture du Salon du Livre
    de Montgiscard, citant Dominique Autié.
    (http://www.ladepeche.fr/article/2009/01/22/528258-Montgiscard-Gros-succes-du-ve-Salon-du-Livre.html).
    ArD

    A titre privé pr le Tenancier:
    J'éprouve tjs une grande émotion lorsque Dominique Autié "parle". Comme je l'ai vu dans votre catalogue, je vous en fais part (de mon émotion) en le citant.

    RépondreSupprimer
  4. Hélas, cher lecteur anonyme, je ne puis trier ce qui m'est destiné et ce qui revient au blog dans les messages que vous rédigez ici. Nous sommes tout à fait d'accord sur cette citation : l'avenir appartient à ceux qui font un réel travail autour du livre, le reste appartient au Barnum de l'édition qui peut s'accommoder des "savonnettes" sur support électronique... Mais restera-t-il encore des gens à la longue pour transmettre les connaissances liées au livres. Nous en avons longuement discuté à la suite de l'article d'Otto Naume dans ce même blog...

    RépondreSupprimer
  5. Puisque vous aimez les beaux livres, venez voir les invendus de mon ami Jean-Pierre Moreau (Editions Séquences) dont Passouline avait fait l'éloge pré-funèbre il y a un peu plus d'un an.

    RépondreSupprimer
  6. Merci, j'irai voir. J'aime bien son catalogue !

    RépondreSupprimer

Les propos et opinions demeurent la propriété des personnes ayant rédigé les commentaires ainsi que les billets. Le Tenancier de ce blog ne saurait les réutiliser sans la permission de ces dites personnes. Les commentaires sont modérés a posteriori, cela signifie que le Tenancier se réserve la possibilité de supprimer des propos qui seraient hors des sujets de ce blog, ou ayant un contenu contraire à l'éthique ou à la "netiquette". Enfin, le Tenancier, après toutes ces raisons, ne peut que se montrer solidaire des propos qu'il a publiés. C'est bien fait pour lui.
Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

Donc, pensez à signer vos commentaires, merci !

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.