Certes, ce refus lui fera perdre quelques avantages par rapport à ses concurrents encore abonnés aux offices, comme des remises plus confortables, le retour des ouvrages. Il lui faudrait alors prendre conscience que tout ce qu’il commande – en compte ferme – serait une prise de risque, un engagement qui pourrait consacrer un repli de ce dit libraire vers des formes plus conservatrices, moins audacieuses. Mais la question est : comment un libraire qui adhère au système des office peut-il être concerné, puisque rien de ce qu’il reçoit dans ce cadre n’a été vraiment un choix initial ?
Ainsi, d’un côté, nous aurions une race de libraires austères, frileux, parcimonieux mais connaissant pertinemment ce qu’ils défendent. De l’autre un boutiquier qui ne vivrait que de l’éphémère des parutions et des remises en vente.
On a conscience à ce point que le trait est forcé, voire caricatural, car on rencontre nombre de professionnels des deux camps visant aux qualités de l’autre.
Revenons donc à ce libraire qui aurait renoncé aux système des offices. Son enjeu serait de maintenir sa trésorerie tout en répondant aux demandes de sa clientèle. La question d’abord se pose, évidente : un libraire a-t-il le devoir de suivre systématiquement l’actualité, de posséder tout ce dont on parle et même plus dans son fonds ? Bien naïf celui qui pourrait le croire puisque l’on en est à plusieurs centaines de titres de littérature – pour ne citer que cela - parus et répertoriés mensuellement par les bulletins du Cercle de la Librairie. Or, on se doute que même un libraire important adepte des offices ne peut tout absorber. On fera donc son deuil de ces chimères. Ce fantasme qui remonte probablement au mythe de la Bibliothèque d’Alexandrie est commun et se retrouve tantôt dans la supposée complétude de la FNAC ou de la « compétence universelle » des sites de vente électronique. Mais de là à la parcimonie extrême que l’on prêterait à notre libraire janséniste…
Mais après tout, qu’est-ce qui compte ?
Actuellement, la prescription des ouvrages ne se fait plus par l’intermédiaire des libraires. Leurs conseils ne sont plus prépondérants. A une redoutable majorité, l’amateur qui franchit le seuil d’une librairie sait ce qu’il veut par le biais de l’injonction des médias. Ainsi, nous voyons que, dépouillé du choix de son fonds, le libraire se voit aussi privé de la possibilité de défendre ce qu’il vend. Et d’ailleurs, quel intérêt ? D’où, du reste, un certain consensus sur l’absence de nombre de libraires à ce qui est pourtant primordial dans n’importe quel commerce de détail : le conseil ! Gageons qu’un libraire contraint de recentrer ses commandes aura a cœur de vendre des ouvrages qu’il connaît, ne serait-ce que parce qu’il travaille sans filet. En résumé, un libraire qui refuse ce système-là doit reconquérir une clientèle sur un choix restreint, durable (car amener un lecteur honnêtement sur un type d’ouvrage qui n’appartient pas au domaine de la manipulation, du marketing ou de la publicité prend énormément de temps, parfois) et accepter de ne plus courir après l’actualité littéraire (qui ressemble plus en définitive à un défilé de modes) sinon que pour des auteurs qui lui siéent et dont il sait qu’ils auront un impact sur une clientèle qu’il connaît parfaitement.
Sans nul doute, cette évolution vers une certaine responsabilité économique occasionnerait quelques dégâts. On verrait nombre de libraires disparaître de par le fait que, tout à coup, les personnes qui tiennent certaines librairies ne seraient en définitive pas faites pour ce travail, soumis aux aléas d’un choix personnel et au travail d’un fonds véritable (car ce fonds-là n’est plus constitué non plus de livres retournables !) avec une rotation lente. Je pense même que la France se découvrirait tout à coup un grand désert culturel si par un coup de baguette magique on supprimait le système des offices. A moins d’une lubie initiée par un quelconque gesticulateur précoce, on voit mal, du reste comment une telle chose pourrait se produire – de toute façon, nos ministres chargés du commerce sont des amis de la culture.
Par ailleurs, il va de soi que le système des offices, s’il apporte un lâche confort au libraire, est une facilité dont les maisons d’édition ont su faire usage et même fructifier tout au long des années. Comme le remarquait un commentateur d’un précédent billet, ce système a pour avantage d’avancer une trésorerie considérable à l’éditeur, lui permettant même de faire de la cavalerie durant les périodes difficiles. Mais cet aspect si flagrant n’est pourtant pas un bénéfice si spectaculaire. En entérinant les offices à la suite des libraires, les éditeurs ont mis le doigt dans un engrenage dont on s’amusera à décrire les effets dans un billet à venir (car nous ne pensiez tout de même pas vous débarrasser de moi comme cela, non ?)
Revenons encore une fois sur ce fameux libraire en compte ferme. Vous risquez de ne pas trouver chez lui un grand nombre d’ouvrages inutiles : sujets triviaux et rebattus, illustrés médiocrement légendés, premiers jets de romans hâtivement imprimés, proses d’almanach, souvenirs de starlettes, etc., tout bonnement parce que cette marchandise est périssable. Si vous le désirez vraiment, il vous commandera (cela fait partie de son métier et ne peut dignement vous le refuser) ce genre de chose.
A tout le moins, vous rencontrerez certainement quelqu’un qui a lu (et ce n’est pas une tautologie, hélas), dans un endroit qui présente une collection d’ouvrages choisis par ses soins ou ceux de ses collaborateurs éventuels lesquels ne sont plus des manutentionnaires (certaines libraires « à offices » ont un salarié dévolu à la préparation des retours et rien qu’à cela…) Vous devrez vous attendre à une longue discussion, à devoir répondre à quelques discrètes injonctions. Les premiers temps risquent de n’être guère concluants, car il faut du temps pour connaître une personne et plus encore ses lectures. Vous n’achèterez peut être rien la première fois. Mais vous aurez envie d’y retourner, ne serait-ce que parce que l’on a fait attention à vous et que l’on a des chances de se souvenirs de vous la prochaine fois.
Ah zut, je suis en train de décrire un libraire de livres d’occasion, comme George…
Mais, je vous rassure, malgré mes propos pessimistes, je puis vous garantir que ces libraires de neuf existent également.
Allez, je rejoins mon tabouret pour cracher mon protège-dents dans le bassinet. Je respire un grand coup, faut que je soigne mon uppercut… J’ai dû encaisser un mauvais coup, la fille qui porte le numéro a une drôle d’allure.
Merci pour cette série sur les offices, cela fait du bien pour nos petits soldats qui savent à chaque fois nous conseiller et dénicher des petites perles...
RépondreSupprimerJe me souviens que la première fois que je suis venu chez lui, mon libraire préféré de neuf m'avait proposé la chose suivante : "Quand tu l'auras finis et s'il ne te plait pas, reviens et je te le rembourserai."
Je suis revenu, et comme en amour, c'est de plus en plus beau les fois suivantes.
Ca se complique, cher Tenancier...Y'a les pharmaciens, les marchands de soupe, qui tiennent le haut du pavé et y'a, dans une ombre assez rare qu'il faut chercher les libraires dignes de ce nom qui sélectionnent des oeuvres de leur goût et, donc, une clientèle qu'on pourrait dire de "qualité". Grosso modo...
RépondreSupprimerMais, entre les deux, n'y a-til pas les mitigés ? Je veux dire ceux qui, pour faire bouillir la marmite et payer leur loyer, vendent effectivement toutes les merdes qu'on leur propose, mais qui, en même temps, pour le plaisir du métier, sélectionnent des oeuvres plus originales et en parlent à une clientèle plus originale?
Ménager la chèvre et le choux, quoi...Non ? Je dis des conneries ? Cela m'arrive parfois...
Bien sûr qu'il y a des "mitigés" ! Mais je doute que cela dure et que cela soit aussi sincère et simple qu'on se complait à le dire. Libraire ou éditeur, vendre des choses faciles pour maintenir les choses difficiles me paraît un peu spécieux pour le moins. Que je sache, ni Nizet, ni Champion, ni Droz ne vendent du Bibi Fricotin pour soutenir leur production.
RépondreSupprimerCe billet là, je vous le concède, est quelque peu utopiste dans le sens ou si nous n'avions plus ce système des offices, pas mal de choses seraient changées. Ça va être d'ailleurs une partie de mon propos lors du prochain billet. Il faut retenir pour le moment que l'office tel qu'il est pratiqué n'est pas la cause de tous les maux de la librairie et qu'il y a moyen de faire autrement. J'ai travaillé longuement dans une librairie qui avait trouvé un compromis avec la plupart des diffuseurs (sauf Hachette pour lequel on se fournissait directement en compte ferme chez chacun de ses éditeurs) : aucun office, mais un tri sévère de nouveautés effectué par nous et retournables, elles. C'est sûr que l'on avait moins de conneries. Tout le reste du fonds était en compte ferme et la durée de vie d'un livre chez nous était souvent longue, mais nous en avions assez en rayon pour avoir un chiffre intéressant à la fin du mois. Notons que cet office "à façon" était très marginal chez nous et tenait plus le rôle de "service de nouveautés" - une très petite minorité de ces trucs là rejoignaient nos rayons.
Oui, c'est un peu spécieux, mon truc.. Mais je ne mettais là-dedans aucune espèce de jugement moral, cher tenancier. Je m'interroge simplement sur ce que j'ai vu faire.
RépondreSupprimerD'ailleurs, franchement, est-elle propre aux livres neufs, cette pratique ?
J'ai fait pas mal de bouquinistes cet été, en juillet et en France, pour dénicher de vieux trucs d'intérêt, hé bien, les rayons sont remplis de conneries (une connerie vieille ou jeune c'est tjs une connerie) et, à côté de ça, il y a de petites perles.
Hé, Tenancier, merci pour le compliment par la bande !
RépondreSupprimerChaque fois qu'un client en mal d'idée me demande conseil, je lui propose au final, non pas de rembourser, mais d'échanger le livre choisi s'il ne lui convient pas. Cela n'est jamais arrivé ; peut-être parce que certains se sont jurés, après que ledit ouvrage leur est vite tombé des mains, de ne plus jamais remettre les pieds chez pareil mauvais conseiller…
Bertrand, bien sûr que nombre de bouquinistes regorgent de drouille, surtout sur les marchés de village, mais il me semble que c'est tout de même moins le cas qu'auparavant.
Et puis Bertrand, notez bien aussi une chose : un libraire d'occasions ou un bouquiniste achète souvent en lot et alors tout est affaire de taux. Il faut que le pourcentage de connerie n'excède pas celui des livres intéressants. Après, dans cette drouille, on finit toujours par en vendre un peu. Mais c'est un boulet. En revanche, un libraire à compte ferme a le choix, tempéré par le fait que quelquefois un client lui laisse une commande sur les bras (et même en compte ferme, il y a parfois un moyen de s'arranger en faisant un échange...)
RépondreSupprimerParfaitement exact, Tenancier et George.
RépondreSupprimerPour en avoir compté un (bouquiniste) parmi mes meilleurs amis, (Toulouse fin des années 80), je sais cet achat par lot.
Me souviens l'avoir accompagné plusieurs fois : c'était à prendre en bloc ou rien..Alors, forcément, il fallait trier le bon grain de l'ivraie. Après.
Cela ne m'est arrivé que fort rarement, de devoir trier après coup — auquel cas d'ailleurs on ne calcule l'offre de prix d'achat que pour les livres intéressants, le reste étant du débarras, et la manutention supplémentaire que cela induit fait d'ailleurs baisser le prix, surtout si c'est au sixième étage sans ascenseur…
RépondreSupprimerEn général, une bibliothèque est homogène, tout simplement parce qu'elle procède des goûts de son ancien propriétaire. Il est rare de trouver du Bataille ou du Gherasim Luca mêlé à des SAS ou des BHL : cela n'est possible que si le lot est constitué d'un mélange de différentes bibliothèques — ce qui peut arriver s'il est issu de plusieurs générations ou bien d'un couple mal assorti…