Un corbeau aux ailes dissymétriques...

Je reçois à l'instant un très aimable message, dont j'extrais une question à propos de l'article précédent :
Votre dernière photo montre deux doubles pages avec deux grands fonds différents en page paire ; qch m'échappe, mais quoi ?
A cela, il faut au préalable expliquer ce qu'est un "grand fond". L'organisation d'un bloc de texte dans un livre se conforme a un certain nombre de règles typographiques. Certaines sont évidentes et tiennent à la tradition, laquelle remonte au temps des manuscrits. Ainsi, l'on observera que les textes dans la plupart des ouvrages occupent une place qui n'est pas centrée sur la page. En effet le bord extérieur et le bas présentent un plus grand espace vierge. On observera d'ailleurs une sorte de progression de cet espace à partir de l'intérieur de la page jusque vers le bas de celle-ci, comme une progression en escargot, du plus petit espace au plus grand. Ces espaces vierges ont une appellation précise, bien sûr ! En partant de l'intérieur de la page, c'est à dire de l'endroit ou l'ouvrage est relié aux autres, nous trouverons le "petit fond", le haut de la page s'appellera "la tête", le bord extérieur "le grand fond" et le bas "le pied".
Pour résumer - et donc trahir - les raisons de cette position dissymétrique du texte, on évoquera la tradition des annotations marginales dans les manuscrits et la nécessité de poser le pouce sur le papier sans cacher le texte tout en tenant le livre. Il y a également une notion d'harmonie héritée de l'esthétique de la Renaissance et à laquelle Manuce n'était point étranger. Ces remarques valent pour la plupart des ouvrages que vous possédez dans votre bibliothèque. Nous y sommes tellement habitués que nous éprouvons parfois une sorte de désagrément lorsque ces fonds sont bousculés, par prétention esthétique ou par ignorance.
Ceci posé, revenons à la question de mon commentateur hélas anonyme et traduisons là en essayant de se faire pardonner une éventuelle traîtrise :
Votre dernière photo montre deux doubles pages avec deux bords extérieurs (les grands fonds, donc) différents en page paire (c'est à dire la page de gauche); qch m'échappe, mais quoi ?

Revenons à l'ouvrage imprimé par Guy Levis Mano. Le problème était le suivant : Comment représenter trois versions d'un même texte sur deux pages tout en conservant une certaine harmonie de présentation, une vue aérée de ces textes alors que l'on ne dispose que d'un format de feuille réduit ? La solution était simple mais extrêmement judicieuse : Il suffisait de plier la feuille non par son milieu mais à son tiers et de répéter la même chose pour la feuille suivante, mais en inversant le pliage ! Bien évidemment, l'imposition (c'est à dire la disposition des pages sur la feuille avant impression) tenait compte de ce pliage dissymétrique pour arriver à présenter les trois versions du même poème dans une présentation équilibrée et non contrainte.
C'est ainsi que l'on constate un déséquilibre dès que les pages sont désolidarisées, d'où le trouble de mon aimable correspondant.
Cette édition du Corbeau fut tirée à 840 exemplaires, tous en feuilles (c'est à dire ni agrafés, ni brochés). On imagine le poète-typographe pliant patiemment ses feuilles une nuit de 1967 sous l'oeil du Corbeau lui-même...
... Les ténèbres et rien de plus !

8 commentaires:

  1. Qu'en est-il alors du foliotage : Le folio d'une page paire apparaît une fois sur deux en belle page et inversement ?
    Votre aimable commentateur vous remercie.

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  2. Ouille aïaïaille ! Cher Ard, chaque chose en son temps ! Il vous faut savoir que ce blog se veut modestement didactique, avec les moyens du bord du tenancier qui, après tout, n'est qu'un libraire. Néanmoins, et brièvement, vous avez raison. Expliqué sommairement à nos lecteurs cela signifie que la numérotation de la page n'apparaîtra qu'une fois sur deux sur la page de droite (autrement dit la "belle page") et inversement. Cela signifie qu'une page sur deux - a droite ou a gauche n'est pas numérotée et qu'en fait cette numérotation ne correspond pas au nombre de pages réelles (32 pages, ici) ni a leur place supposée, à moins que mon exemplaire soit en vrac.
    Cela ne fait pas si longtemps que ce blog existe et je ne voudrais tout de même pas brûler toutes mes cartouches en étant par trop abscon en répondant trop rapidement sur ces sujets techniques. En effet, je ne me sens point tant assuré de mes connaissances pour improviser si vite un tel développement.
    Mais je vous remercie chaleureusement, une nouvelle fois, de votre intervention.
    Notons que le terme foliotage s'applique généralement à la numérotation des cahiers qui forment un livre complet une fois assemblés. Chose difficile ici puisque j'ai l'impression que nous avons affaire à un format de base simplement remplié au tiers, comme vous pourriez le faire avec une feuille de format A4, monté "tête bêche" en 4 cahiers (ce qui fait le bon nombre de pages). Mais je peux me tromper, n'ayant pas été derrière l'épaule de GLM pour le savoir - ce que je regrette.
    Voici une question stimulante !
    J'apprécie.
    Je me réserve le plaisir de réfléchir à vos prochaines remarques et d'en faire des articles un peu plus rédigés. Incidemment, vous excuserez le côté brouillon de cette réponse...

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  3. Foliotage. Mon erreur vient du fait qu'à partir de vos photographies, je me projetai dans l'imposition, ce qui est sot puisque cet exemplaire existe en tant que tel. De quoi parle-t-on dans le cas de votre exemplaire ? d'épreuve paginée ?
    Ravie d'être à l'origine de la création de l'onglet Technique grâce à mes questions de néopphyte avérée. Conservez donc quelques munitions...

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  4. Epreuve paginée ? Non, on peut parler de "livre" tout simplement. Plutôt atypique, c'est certain. Mais l'ouvrage est totalement achevé sous cette forme. On ne peut donc parler d'épreuve...

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  5. Bonjour jtm,
    ça cause puissamment "technique" chez vous et devient fort compliqué.
    Je vais relire une fois, même deux.
    Puis je regarderai la photographie du tenancier et songerai que l'enfant n'imaginait pas le sujet de ses causeries des années (quelques années..) plus tard.

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  6. oublié de signer le commentaire précédent..et la signature de celui-ci:
    Phil

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  7. cher jtm..encore "me"...
    pour vous dire mon contentement d'avoir consulté à rebours votre blog et lu l'article consacré aux papiers acides. Merci pour toutes ces informations. qu'est-ce qu'un bouffant ? je croyais que c'était toujours du japon. Question livres sur beaux papiers, les antiquaires ne "lâchent" à vil prix que les auteurs démodés: benoit, dorgelès, Farrère, Loti (plus rarement car son "exotisme féminin" revient à la mode..).
    et que dire des affreux papiers des temps de guerre ? Celle de 40 a produit de l'épouvantable. même au cours des quelques années qui suivirent. Et Folio-poche, aujourd'hui..: livre chiottisé en deux ans. pas de guerre, pourtant..
    Phil

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  8. Cher Phil,

    Je vous avais reconnu ! Il est vrai que cet article était assez technique, ma foi, alors qu'au départ cela ne se voulait qu'un simple hommage à Guy Levis Mano. Il faut remercier ard qui en a suscité l'écriture. Je ne compte pas en faire systématiquement, pour ne pas vous ennuyer. mais, une fois de temps en temps, pourquoi pas ? Il faudrait que je revienne sur les papiers. Il y a beaucoup à dire. Mais il faut que je me renseigne pour beaucoup de choses. Je ne vous réponds pas tout de suite. Mais je pense vous parler des papiers en temps de guerre bientôt...
    En tout cas, je suis content que ce livre excite la curiosité. Notre ami CLS en parle dans un commentaire à mon précédent article, une phrase, mais un avis de poids. Si, un de ces jours, vous le trouvez, ne le laissez pas passer !

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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