Les amateurs de vieux livres :
— Les bouquinistes (2e partie)

Maintenant cherchez quelque rue boueuse dans notre belle capitale qui n’en manque pas, cherchez la maison la plus délabrée et la plus noire.
C’est là que le bouquiniste de la vieille roche réside avec ses bouquins depuis dix, vingt ans : on ne sait depuis quand, car le temps, qui n’épargne rien, même les livres, semble l’avoir oublié, tant celui-ci s’est caché au monde extérieur et retiré dans la muette compagnie des livres ! Pendant des années il n’a touché et respiré que des livres, plus et non mieux sentans que baume, dit Rabelais. Ah ! si la métempsychose n’est pas une chimère inventée pour la consolation des âmes tendres, le bouquiniste de la vieille roche passerait en mourant dans le corps d’un de ses bouquins, dût-il animer le vers rongeur qui se creuse un tombeau dans les feuilles solitaires d’un saint Thomas ou d’un Cujas !
Vous avez l’adresse exacte de ce bouquiniste ? Cela ne suffit pas, il faut encore interroger la fruitière voisine, reconnaître la porte d’une allée semblable à un soupirail de l’enfer, pénétrer dans les ténèbres moites et putrides de ce labyrinthe fangeux, tâter le chemin avec le pied et la main, au risque de choir au fond d’une cave, découvrir, enfin, à travers cette nuit froide et opaque, une faible lueur de jour, puis un escalier raboteux, puis une rampe à demi rompue, monter un étage à tâtons et frapper, monter un étage et sonner, un troisième et crier, redescendre et refrapper, jusqu’à ce qu’une voix qui semble s’échapper de dessous terre vous annonce la fin de vos recherches désespérées.
Ce n’est pas tout ; le minotaure ne paraît pas : la voix s’approche et s’éloigne avec l’espérance ; on entend un bruit de vaisselle qui tinte ou de volumes qui croulent, on sent une affreuse odeur de choux, d’ail et d’oignon… Dieu soit loué ! la clef est dans la serrure et les verrous sont tirés : on dirait la clôture d’une prison ; entrez et prenez garde aux taches de graisse, voici le maître du lieu, le grand-prêtre de l’antre de Trophonius !
Ce vieillard-là ne ressemble pas à tous les vieillards : il porte bien son âge et son vin ; il grimpe comme un chat à l’échelle, et remue des montagnes de volumes, sans craindre les éboulements ; il a l’œil vif et perçant, quoique larmoyant et enflammé : à cette infirmité près, il n’a pas plus changé en cinquante ans qu’un cromlech de druides en dix-neuf siècles ; et depuis qu’il n’est plus jeune, il n’a pas encore commencé à âtre vieux : c’est toujours le bouquiniste d’avant la révolution, avec les mêmes idées, la même existence, le même métier et le même habit.
Seulement, par distraction, il se livre aux manipulations de la science culinaire ; il prépare lui-même ses ragoûts, dont son visage dartreux atteste le mérite relevé ; sa vie perpendiculaire est partagée entre deux occupation qu’il mène souvent de front : il vend des livres et mange, non sans boire. Vous le trouverez toujours la bouche pleine, la fourchette, le verre ou la lèchefrite à la main ; ses goûts sont tellement incorporés à son état, que sa cuisine est devenue sa bouquinerie, que ses casserolles y sont mitoyennes des plus précieuses éditions, et que les souris ont assez de miettes à grignoter, pour négliger le vieux papier jauni par la fumée et sans cesse menacée d’un baptême de friture.
La gueule n’est-elle pas antérieure à l’invention de l’imprimerie ? Ce bouquiniste affamé n’a d’ailleurs ni femme, ni enfants, ni chiens, ni chats, pour charmer son désœuvrement ; il n’a qu’un bon estomac et une cuisinière, car, s’il appartient au public de dix heures à quatre, le reste du temps appartient à son estomac et à sa cuisinière : à quatre heures sonnant, il cesse d’être vendeur de livres, il soupe, resoupe, sursoupe, et s’endort en rêvant à la composition de ses vingt repas du lendemain.
Quand un bouquiniste de la vieille roche ne mange pas toujours, il lit toujours, et on n’a pas mois de peine à rencontrer son esprit à jeun ; si c’est un liseur au lieu d’un mangeur, il a une majesté doctorale qui dépend de sa queue et de sa tête poudrée, autant que du livre qu’il dévore incessamment avec un infatigable appétit : on lui parle, il n’entend pas ; on élève la voix, il vous répond sans lever les yeux de la page où ils sont embourbés, puis il retombe dans sa lecture, dans son mutisme et son immobilité ; demandez-lui si la terre tourne, il vous dira « C’est le juste prix, » ou bien : « Il n’est pas cher. »
Malgré ces défauts et d’autres, le bouquiniste de la vieille roche est d’un commerce sûr et avantageux ; ses prix sont inamovibles comme sa boutique, et ne suivent pas la variation progressive de l’ancienne librairie : on ne le ferait pas dériver de ses us et coutumes dans le débit de sa marchandise, qui ne s’est pas ressentie des commotions politiques, car il ignore tout ce qui s’est passé autour de lui, excepté dans la littérature qui arrive à lui toute nouvelle, pour prendre place parmi les bouquins, avant même d’avoir vu le jour.
Vous qui aimez les livres d’autrefois pour ce qu’ils contiennent, fréquentez le bouquiniste de la vieille roche, bravez courageusement les miasmes de cuisine, la poussière, les taches, les réceptions brutales ou maussades, et surtout le préjugé qui, mieux qu’une ordonnance de police, défend le passage des rue mal famées ; mais ne rougissez pas si quelqu’un s’enquiert du lieu d’où vous sortez !
Il est un de ces bouquinistes de la vieille roche, lequel a pris le monopole des livres dépareillés, et qui entasse Pélion  sur Ossa en ouvrages incomplets : il y a presque du dévouement à rassembler dans un bercail toutes ces brebis égarées que le loup, c’est-à-dire l’épicier, aurait infailliblement déchirés, le barbare ! On dirait un de ces chiens intelligents qui veillent dans les neiges du Saint-Bernard pour sauver quelque malheureux près de périr, que le froid à déjà privé d’un de ses membres : tel un livre veuf ou orphelin auquel manque un tome perdu, sali ou détruit. Heureux le possesseur qui peut recompléter son livre et ses plaisirs !
La vertu de ce bouquiniste unique en son espèce, c’est la patience, une patience éprouvée par soixante ans d’activité, ou plutôt d’attente : il ne spécule que sur les accidents qui résultent du prêt des livres : il répare l’étourderie d’une jeune fille, l’inexpérience d’un enfant, le malheur causé par l’eau ou par le feu. On subit ses caprices, pour obtenir de lui la résurrection d’un volume, d’une page, d’un titre, qu’il fera payer, il est vrai, autant que l’exemplaire entier ; mais n’importe, il rendra la santé à ce pauvre livre malade ou estropié, qui pourra ensuite courir de main en main, jusqu’à ce qu’il retombe dans celles du médecin des livres.
C’est un ange bienfaisant qui verse le baume sur les plaies et réconforte les affligés ; mais au contraire, le bouquiniste avare est un diable ennemi du genre bibliophile et tentateur damné de tout ce qui se lit ici-bas. Puisse-t-on, si jamais on l’écorche vif, en punition de ses iniquités, relier avec sa peau le catalogue de la Bibliothèque nationale, afin que son supplice redouble à chaque livre prêté et perdu, jusqu’à ce que la Bibliothèque n’existe plus qu’en catalogue pour l’admiration de nos neveux !

Texte du Bibliophile Jacob
(A suivre)


Voir aussi :
Les amateurs de vieux livres
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)

1 commentaire:

  1. Mon retour vers la terre natale (fleur de bacon) fut remplit d'allegresse. Seriâtre vous ravit de me relire.
    -le roblochonneur

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