Une transhumance du Tenancier

Cet été, votre Tenancier a passé ses vacances à Marseille, grâce à l’entregent d’ArD, dans un appartement très agréable et dans une ville qui est en train de subtilement se transformer. Cette transformation a tous les symptômes de la gentrification, la moyenne bourgeoisie décalée est en train d’infecter le cœur populaire de la cité. Reste que Marseille est l’une des dernières villes de France où ses habitants modestes ne sont pas encore bougnoulisés en lointaine banlieue. On vous rassure, ce n’est qu’une question de temps : si le train fut un vecteur de la civilisation, le TGV, lui est le meilleurs auxiliaire de la spéculation foncière. On le clame ici, on aime cette ville, même si les balles volent bas parfois, en attendant que l’anomie et les boutiques Zara aient tout envahi. Nous aussi, nous avions donc notre Naples, bien qu’il n’eut jamais vraiment un Malaparte pour en parler. Il faut nous attendre à ne plus parcourir sous peu qu’une galerie marchande. (D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les uniformes de flics en France ressemblent maintenant à ceux des vigiles de supermarché, bref…)
Mais que fait un touriste amoureux des livres à Marseille ? Eh bien, votre Tenancier, s’il ne s’est pas privé de visiter quelques musées, a évité les librairies qui demeurent encore nombreuses. Ce fut par l’effet d’un choix délibéré. Les suiveurs de ce blog savent à quel point cette période estivale fut marquée par le désenchantement. Par quel masochisme, alors, aurait-il fallu mettre le nez chez des confrères dont on pouvait prévoir qu’ils n’étaient guère mieux lotis ? Le pouvoir d’achat personnel de votre serviteur, par ailleurs, n’aurait pu contenter cette envie un peu dévorante qui nous prend dès lors que l’on se trouve devant des rayonnages convenablement garnis. Pour autant, nous n’avons pas abandonné les principes de civilités et nous eûmes l’occasion de présenter nos devoirs à un ami de George Weaver, Eric Maneval, ancien libraire et écrivain de littérature noire. Certes, la rencontre fut brève et dans un endroit fort peu propice à la discussion feutrée. Les abords du Prado, en terrasse de café, c’est bruyant. Il eut toutefois  le temps de nous indiquer l’existence d’un Emmaüs dans la périphérie de Marseille où l’on pourrait s’adonner à l’achat compulsif de quelques ouvrages sans grever un hypothétique budget. (Éric, merci. Nous nous reverrons, j’espère, chez George, par exemple.)
On vous a déjà parlé il y a quelques années ici de nos pérégrinations dans les Emmaüs, notre méthode d’investigation et de recension… Évidemment, une telle méthode ne peut s’appliquer avec rigueur dans un établissement où l’on ne possède pas encore ses marques et ses habitudes. On acheta un peu, des petites choses, de quoi remplir une sacoche, c’est tout.
Ce fut surtout la personne qui tenait ce rayon-là qui nous fascina, bien que nous eûmes le soin de n’en rien laisser paraître. C’était un grand type balèze et courtois, un américain qui ne parlait pas le français, le modèle de ces grands mecs que l’on croisait dans le temps et qui bourlinguaient ici et là, échoués dans ce ressac de pauvreté, à classer des livres dont il ne saisissait pas toujours le contenu mais avec une certaine sûreté d’instinct. Celui-là, on l’aurait aussi bien croisé il y a vingt-cinq ou trente ans chez Shakespeare & C° à classer là des livres dont il aurait bien mieux compris la langue. Le Tenancier apprit par le truchement d’ArD — qui maîtrise fort bien l’anglais — qu’il était descendu à Marseille parce que c’était un coin plus hospitalier que le nord du pays… l’attrait du soleil, aussi, sans doute. On passera sur les péripéties d’une vie qui a poussé cet homme doux dans la violence de la pauvreté. Du reste la pauvreté se moque de votre disposition d’esprit. Dur ou doux, c’est la même chose. Restait que le personnage, ce grand costaud, correspondait à cette image que certains anglo-saxon ont trimballé tout au long du précédent siècle, comme un brevet d’expérience et de virilité : ce cumul de boulots qui va de plongeur à bûcheron en passant, pourquoi pas, par libraire à Emmaüs. Combien de fois a-t-on ricané sur les brèves biographies de ces auteurs hémingwanisés, comme si toutes ces expériences accumulées donnaient en gage de vérisme à leurs écrits ?… Et pourtant, votre Tenancier avait un exemplaire en vrai devant lui. Écrivait-il, seulement ? On se moque un peu de le savoir puisqu’on se donne la possibilité de le croire. C’est que votre Tenancier se moque de l’expérience comme de sa première rêverie. C’est qu’il barjote un peu aussi, il est vrai.
Connaissez un homme en parcourant ses rayonnages, même s’ils sont professionnels, c’est ce que l’on vous recommande ! Cela donne parfois de drôles de résultats lorsque celui qui est chargé de ce rangement est étranger — mais là-bas, le Tenancier l'était plus assurément que lui. Curieusement, on s’y est plus retrouvé que dans certaines librairies, bien que, généralement, les rayonnages de chez Emmaüs soient tout de même plus pauvres que le commun des librairies et des bouquineries. Mais là il n’importait pas trop que l’on trouve un essai politique dans la littérature ni même que le niveau littéraire y soit irréprochable. On sentait un souci de bien faire et puis cet instinct qui vous fait trouver l’emplacement juste bien que vous n’y compreniez rien. En résumé, on avait trouvé non un confrère mais en tout cas une personne dont on respectait et approuvait le travail. Il y avait bien autre chose encore, mais on pourrait accuser votre Tenancier de faire dans le pathos.
Alors là, non !
Alors, c’était bien Marseille ? Oui, on y a trouvé un grand américain gentil chez Emmaüs. Rien que pour cela, ça valait le coup. Peut-être qu’un jour ArD vous racontera son histoire puisque c’est elle qui a causé avec lui.
Ou pas.
Autrement, Marseille c’était encore mieux que ça.

2 commentaires:

  1. Belle excursion au pays des Emmaüs, en effet, et ce, d'autant plus que nous fûmes en deux Emmaüs différents, un gros et un petit, ce qui permit à notre Tenancier de se pâmer différemment devant les rayonnages de ces structures d'échelle provinciale. Il m'en restera le souvenir ému et concret de la Jument verte, offert par le Tenancier.
    L'histoire de notre Américain a démarré avec la lecture du Train du Kansas (Louis L'amour) qu'il a même été jusqu'à dénicher dans ses rayons pour me l'offrir.
    __
    ArD

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  2. Merci pour ce compte rendu fort bien troussé, cher Tenancier, ainsi que pour cette chouette vidéo sur Éric (dont, c'est un comble ! je ne connaissais même pas l'existence !)
    Le plus drôle, c'est que votre Américain me fait justement penser à Éric, qui est lui aussi un grand gaillard et qui a fait un peu tous les métiers : moniteur de kayak, vendangeur, bouquiniste ambulant, veilleur de nuit…
    C'est donc non pas un, mais deux personnages à la Hemingway (ou à la Fante) que vous avez croisé lors de votre séjour à Marseille…

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