Les fins d'une collection

Roland C. Wagner laisse derrière-lui une collection extrêmement importante d’ouvrages de science-fiction après sa mort.
Ainsi, il est certain qu’il possédait l’intégrale de la collection Anticipation aux Éditions Fleuve Noir. Il est à gager que sa bibliothèque contenait également l’intégrale de nombreuses autres collections. On me pardonnera de ne point les citer car il n’est pas dans mon propos de discourir sur le contenu détaillé d’une bibliothèque de science-fiction, fût-elle d’une complétude exceptionnelle. Que l’on me croit sur parole pour le besoin de ce sujet et cela suffira. J’ai connu Roland lorsque nous avions une vingtaine d’années et j’ai connu cette bibliothèque déjà abondamment garnie. L’on peut présumer que trente ans après elle n’avait pas diminué.
Pour ma part, j’ai cédé longtemps à ce virus de la complétude dans la même sphère littéraire, à chercher les volumes qui me manquaient dans telle ou telle série. Il y avait chez moi moins un virus de collectionnite que le souci d’être au courant de ce que je traitais à l’époque dans une émission de radio. La bibliothèque de Roland obéissait également à cet impératif, d’autant qu’il était critique, mais également écrivain. La différence est ténue, elle réside dans le fait que beaucoup continuent de compléter leurs rayonnages tandis que j’ai vendu quatre-vingt quinze pour cent de ce que je possédais sur le sujet il y a plus de dix ans. La question se posait donc d’une façon étrange puisque je n’obéissais qu’à des raisons utilitaires : que tirerait donc un amateur forcené d’une bibliothèque qui ne rassemblerait qu’un genre – ou peu s’en faut – et quelle serait donc sa façon d’appréhender celle-ci ?
Bien évidemment, qui songerait à lire une telle collection in extenso ? Certains exégètes l’on fait. Roland l’a sûrement fait pour les Anticipation. Mais la encore, cela répondait en partie à un besoin utilitaire. Le cœur de la question se trouvait dans le plaisir que l’on pouvait bien trouver à cette lecture. Sans doute l’exemple ici était-il biaisé : Roland tirait visiblement une véritable jouissance de cette lecture… sans doute assez perverse, il est vrai.
Peu importe, pouvais-je soutenir enfin que la complétude n’amenait pas forcément un plaisir effréné si l’on se mêlait de tout lire ? Je pense que je serais suivi par une majorité des lecteurs ici présents sur cet avis. Le cas particulier de l’œuvre complète d’un auteur ne relève pas de cette question. Là, il est question d’intimité avec un auteur et ailleurs c’est le lien lâche et plutôt absurde d’une manie de tout accumuler, un fait pulsionnel plutôt que passionné. Que ferait donc un lecteur raisonnable avec une bibliothèque complète ? L’exemple de Roland était-il alors raisonnable ? Oui, car il n’était pas un lecteur béat et sans discernement et pourtant on peut gager que sa bibliothèque fut l’une des plus lues de celles possédées par des lecteurs (nous avons tous des livres non lues dans nos rayonnages, reste à en déterminer la proportion…)
Il fallait donc discerner sûrement deux choses différentes dans les rapports de Roland avec la lecture de ces séries intégrales :
- Cette recherche de la complétude, propre aux collectionneurs, trait que l’on trouve également chez les compilateurs issus d’un certain socialisme utopique ou libertaire au XIXe…curieusement partagé par les amateurs – et les auteurs - de SF mais qui s’en étonnerait au bout du compte ?
- Le plaisir trouvé dans cette sorte de contrainte en faisant, en quelque sorte, une lecture transversale de ces collections. Qu’on s’en explique : il est certain que Roland ne fut pas un admirateur de Maurice Limat ou de certains autres auteurs d’Anticipation, pour rester dans cet exemple là, tout en ayant tout lu d’eux. Assurément, B.R. Bruss ou Kurt Steiner ont pu retenir ses suffrages. C’est qu’ici le lecteur affectif, l’homme de goût dépassait l’homme de devoir, le devoir consistant à tout posséder, bien sûr… Ainsi dans une seul pièce se trouvaient superposés deux motifs parfaitement intriqués, deux schémas ou deux voies dont l’une indécelable pour qui ne connaissait pas celui qui l’avait constituée, et qu’imparfaitement ceux qui le côtoyaient, même quotidiennement. La bibliothèque de l’homme de goût se situait ainsi au beau milieu d’un choix trop visible, hors de portée, dans la mémoire et le cheminement intellectuel de son possesseur !
Cette partie de bibliothèque est donc morte avec Roland.
Voici donc que tous ces livres, rassemblés au nom d’une passion pour un genre, ne peuvent transmettre ce que son possesseur avait choisi de distinguer. L’exigence de la collection impose que l’on ne puisse se séparer d’un seul volume, fut-il mauvais, voire haïssable, pour celui qui l’aura collationné. Et voici que cette contrainte impérative a noyé totalement ce que le lecteur/jouisseur avait pu distinguer, à la restriction qu’il n’ait pas tenu un journal de lectures ou des annotations dans les dits livres, ce dont nous doutons fortement.
J’avais émis modestement – comme on le sait, j’étais depuis pas mal de temps éloigné de Roland C. Wagner – l’idée que ses livres pouvaient peut être faire l’objet d’une exposition permanente dans une salle d’une bibliothèque municipale : Clamart ou Cognac, puisque ce sont deux ville avec lesquelles il était lié. Or, si cela devait être fait, on doute que cela puisse perpétuer sa mémoire ou constituer une quelconque valeur testimoniale. La collection semble être un fait détaché de notre moi, en définitive. Cette salle n’accueillerait que le fruit d’un labeur patient, d’un recollement, d’une victoire sans doute, mais pas l’émanation de son propriétaire. Autant que ces livres retournent à une nouvelle vie.
Pour connaître un peu Roland, il faudra continuer de le lire.
Il va de soi que la question outrepasse son cas particulier. Il est des degrés dans l'accumulation et rares sont celles qui sont le fruit d'un aveuglement qui voudrait que le thème dépasse l'intérêt intellectuel ou la jouissance. Quand bien même, nos bibliothèques personnelles ne se soustraient pas toutes à l'attrait de l'uniformité des dos dans un rayonnage... c'est une tentation, un jeu. Seulement, restons lucides quant à cette manie : c'est une passion un peu vaine qui devrait être marginale, peut être, l'essentiel demeurant dans ce qui nous tient solidaires à nos livres, je veux dire à l'intérieur de ceux-ci et de ce que nous en laissons aux autres. Vous voilà prévenus : si vous m'invitez chez vous, je regarderai votre bibliothèque et je regretterai bien qu'elle ne soit constituée que de collections.

11 commentaires:

  1. Bel hommage en creux, cher Tenancier...
    Et oui, pour corroborer vos dires, je sais que l'ami Roland avait bien lu tout le FNA et qu'il n'entretenait pas un amour immodéré pour Limat, mais ça le faisait marrer.
    Quelques auteurs ne le faisaient pas rire du tout, mais il fallait aller loin dans l'ignominie ou l'ineptie pour qu'il se fâche ainsi (et je ne parle pas de certains de ses contemporains auteurs qu'il détestait pour un ensemble de raisons complexe).

    Au-delà du cas particulier de Roland, vous avez raison, la réalité d'une bibliothèque disparaît avec son propriétaire. Sauf celles qui ne sont là que pour faire décoratif. Mais ce n'est pas le sujet ici...

    Otto Naumme

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  2. Belle réflexion en effet, Tenancier, à double visage, le coeur et la connaissance.
    J'ai souri là, quand vous dites :
    "[...] trait que l’on trouve également chez les compilateurs issus d’un certain socialisme utopique ou libertaire au XIXe…curieusement partagé par les amateurs – et les auteurs - de SF mais qui s’en étonnerait au bout du compte ?"
    Est-ce à dire quon eût pu appeler le socialisme utopique (ou libertaire) "Socialisme de science fiction" par opposition au socialisme tristement scientifique ?

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  3. Bertrand, je pense surtout à cet esprit qui a soufflé en grande partie dans le milieu de la SF, enfin plus spécifiquement dans celui des écrivains et critiques du cru jusque vers la fin des années 80 et même un peu dans les années 90. C'étaient encore des générations qui avaient un certain sens politique et également une volonté d'expérimentation littéraire que l'on retrouverait en vain actuellement (1), la novation stylistique dans ce cas exigeant un peu de talent, ce qui fut le cas d'un Jouanne ou d'autres écrivains ou critiques ayant déserté ce milieu, comme Emmanuel Carrère ou Antoine Volodine quoi que l'on puisse penser de ce qu'ils font à l'heure actuelle. On ne peut faire une chose de qualité sans esprit, vous vous en doutez bien, mon chez Bertrand et il vous faut savoir que le milieu actuel de la SF est gangrené par le fan, créature imbécile que l'on a même mise à la tête de certaines collections. Puisque nous parlons bibliothèque, j'ai eu le plaisir de visiter celles de Gérard Klein (le directeur de Ailleurs & Demain, pas l'autre), celle de Philippe Curval ou d'André Ruellan. Quelle différence d'avec ce que l'on peut pressentir de quelques interlocuteurs actuels !
    Allez donc voir là pour vous en convaincre :
    http://feuillesd-automne.blogspot.fr/2011/07/le-tenancier-samuse.html
    Et pour revenir sur le sujet, oui, il existe une sorte "d'idéal" libertaire lié à la SF puisque nombre de sociétés imaginaires en emprunte les traits (comme la société de la Culture imaginée par Iain Banks), et elle se retrouvait également au sein des Déjeuners du lundi, parfois. C'était de toute façon quelque chose de diffus mais de réel. On en veut pour preuve qu'une émission de radio sur un tel sujet a duré presque vingt ans sur Radio Libertaire, et pas ailleurs.
    Cela dit, quand je vois ce que je vois et quand je sais ce que je sais, j'ai bien raison de penser ce que je pense.
    J'ai bien fait de me tirer de tout ça !

    (1) - Les quelques titres publiés à l'Astronaute Mort partaient de cette volonté de renouvellement stylistique et thématique avec des auteurs comme Jouanne, Durand ou Wagner...

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  4. Merci, Tenancier, de cette longue et exhaustive réponse.
    M'en vais suivre votre lien
    Pour Gérard Klein, j'avais compris sans la parenthèse (!, mais il est vrai qu'en ce monde, on n'est jamais trop prudent.
    Bien à Vous

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  5. Oui, je suis comme les marins, j'aime bien faire des phrases...

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  6. Je suis allé lire un peu partout.
    Hé ben, ça chauffe chez vous, des fois, Tenancier... Je ne "hantais" pas votre blog, à l'époque.
    Allez, je vais vous dire, ça fait du bien.
    Plus les colères sont justes, plus elles sortent directement des tripes, plus elles attirent de mouches.
    J'ai vu ça chez moué itou. Là, pour l'heure, au hasard, je me souviens d'une réflexion de George que je salue au passage ( la réflexion et George) : Bakounine et Debord nommés "hommes politiques" par un imbécile de passage !

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  7. comme le prophète jobidon a dit : boisson d'orge

    -le roblochonneur

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  8. Les prophètes, c'est un peu comme le cassoulet : on en a vite mal aux boyaux !

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  9. C'est sans doute le trait commun du prophétisme d'être parfaitement imbitable, par ailleurs.

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  10. Bah, s'il n'y avait pas un "sens caché", celui que chacun peut mettre selon ses propres envies, ça n'intéresserait personne...

    Otto Naumme

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  11. Je vous salue en retour, cher Bertrand, mais de grâce ne médisez pas ainsi du cassoulet : vous risquez fort de vous attirer les foudres de la Confrérie De Ceux Qui Tirent Les Ficelles, et tout spécialement d'Otto !

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