Le littérateur de canton - II

Il est ordinairement clerc de notaire, d’avoué ou d’huissier.
Il a de vingt-cinq à trente ans, ou plutôt il n’a pas d’âge. Sa taille est petite, son corps maigre, sa figure brune et sombre. Une double touffe irrégulière de favoris hostiles au peigne encadre son visage. Son œil noir, caché sous d’épais sourcils, reluit comme du phosphore dans les ténèbres.
Chaque semaine il coupe soigneusement les poils qui luis poussent à l’extrémité des tempes, et se rase les cheveux à peu près jusqu’au sommet de la tête, pour s’élargir le front, en façon de génie. Le volume de son cerveau ainsi mis à nu est formidable et singe la tête de Cuvier ou de Napoléon.
Les articles les plus recherchés de sa toilette sont : 1° un éternel chapeau gris ;
2° Une cravate jadis blanche qui s’enroule harmonieusement autour de son cou, qu’elle serre jusqu’à la strangulation, au moyen d’un nœud gordien immense jusqu’ici innommé ; de sa cravate s’élance en delta majuscule très-aigu deux longues pointes de faux-col, tellement empesés qu’elles lui rougissent l’épiderme, ce qui le force à tenir sa colonne vertébrale droite comme un obélisque.
3° Un habit bleu dont les basques, écartées l’une de l’autre et surchargées de paperasses couvertes de chiffres et de minutes, de stances et d’idylles à la manière de feu Théocrite, lui flottillent sur les jambes.
4° Un court pantalon de nankin, de percale ou de drap couleur beurre-frais dessine sur ses hanches équivoques de larges plis.
Il ne lui descend qu’à moitié du mollet pour laisser voir sans doute le cirage d’une botte de luxe énormément carrée par le bout et que son pied ne remplit qu’au tiers.
Ainsi splendidement accoutré, le littérateur de canton, toujours précédé de sa renommée, fait fureur dans les salons bourgeois, obtient les regards de toutes les jeunes filles, est le Lovelace sentimental de toutes les femmes mariées, et les époux, qu’il déconcerte, l’envoient tacitement à tous les diables.
Ses opinions en littérature sont un évangile, sa parole un axiome. Malheur au téméraire étranger qui le contrarierait sur un accent circonflexe ou la pose d’une virgule !
Les dames de la ville et de la banlieue s’insurgeraient contre son audace, et les salons lui seraient impitoyablement fermés.
Le littérateur de canton habite un hôtel garni, et dîne avec les commis-voyageurs et les employés de la poste aux lettres et des contributions indirectes. C’est en présence de cet aréopage approbateur qu’il déclame ses idées sur la prose et la poésie, et qu’il s’indigne que Victor Hugo et Lamartine ne composent pas des vers blancs pour la plus grande facilité de la pensée.
Il regarde comme les deux plus grands hommes de l’époque Alphonse Karr et Paul de Kock, et place à la tête des journaux l’Audience, de MM. X. et Z. que vous savez ; seulement il a supplié plusieurs fois par lettres affranchies ces deux illustres écrivains de cultiver le calembour dans leurs colonnes, et de les assaisonner de temps à autre d’une petite charade.
MM. X. et Z. ont promis d’obéir.
Bravant les rhumes en hiver, et les coups de soleil en été, il tient sans cesse son chapeau gris à la main, afin qu’on puisse apercevoir le jeu de sa physionomie, et saisir au vol la pensée qui lui traverse le système cérébral, dernière expression qui prouve évidemment que le littérateur de canton fréquente l’Hippocrate de l’endroit, ou a lu quelques prospectus dans la feuille du département, sur les ouvrages de Spurzheim ou de Broussais.
Sa démarche, lente et rêveuse quand on le regarde, est celle d’un poitrinaire qui attend la chute des feuilles pour exhaler le dernier souffle, ou celle encore d’un homme enseveli dans une méditation semblable à celle de Christophe Colomb, lorsqu’il cherchait sous son crâne l’équilibre nécessaire au monde connu.
Vous croyez qu’il pense à quelque chose de grave et de sérieux ? Il songe à sa jeune blanchisseuse de fin qui a changé, par mégarde, son unique foulard neuf, à rosace verte, contre un vieux lambeau de soie déchirée ; ou bien encore il se torture tout simplement l’esprit afin de déterrer une rime pour le second vers d’un poème en 24 chants, intitulé : Avant la création, et dont il assourdit depuis dix années les oreilles de ses amis infortunés.
Il a mis huit jours à scander le premier vers ainsi conçu :

Rien n’était : les brouillards se coupaient au couteau.

Il vous dira qu’il a choisi ce sujet afin d’avoir des idées neuves à sa disposition et pour éviter la race rampante des plagiaires.
Le littérateur de canton accable les plagiaires d’épithètes infamantes.
Plusieurs fois il s’est rendu sur le terrain avec des pistolets d’arçon afin de se battre avec des gens assez osés pour s’être servis, six mois après les avoir entendus sortir de sa bouche, de quelques unes de ses expressions de prédilection : cœur impressionnable, âme désillusionnée, esprit atrophié, sombreur d’idées, etc.
La vie du littérateur de canton est retirée et vraiment casanière : il croit devoir à sa dignité de ne pas se prodiguer ; aussi, est-il assez difficile de jouir de sa personne et de la déclamation furibonde de ses vers dans les salons autres que ceux du maire, de l’adjoint et de quelques élus qui le proclament un miracle d’esprit et de bon goût.
Le littérateur de canton ne danse jamais par mesure de gravité. S’il passe sous le joug de l’hymen, périphrase qu’il affectionne et répète à satiété, il attend que la quarantaine fasse grisonner ses cheveux, et diminue en lui cette sève exubérante de passion qu’il veut exclusivement consacrer au culte de l’intelligence.
Ordinairement le littérateur de canton meurt célibataire, asthmatique, sans confession, car il a feuilleté Dupuis et Voltaire : comme Phocion, il ne laisse pas de quoi pourvoir aux frais de ses funérailles ; mais au moins il a vécu glorieux et honoré des autorités constituées de son endroit ; il a surpris, à diverses reprises, un virginal sourire sur les grosses lèvres de la femme du maire ou de son patron ; il a confectionné, ou peu s’en faut, des vers sur la garde nationale et l’exil de l’empereur, et ces élucubrations lui ont valu l’épithète radieuse de génie inconnu dans le journal du chef-lieu ; et les clercs de notaire et d’huissier, dont toute sa vie il s’est déclaré le Mentor et le Mécène, se cotisent à sa mort pour faire graver un distique latin sur sa pierre tumulaire, et, pour comble de bonheur, son ombre n’entend aucun discours d’académicien ou de députer bourdonner autour de sa dernière demeure.


Urbain de C*** : Le littérateur de canton, in : Keepsake pour 1842, publié par La Chronique

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