Effacement

On vient d'apprendre que Les Liaisons Dangereuses de Laclos ne seront plus au programme du bac de français l'année prochaine. À la place nous aurons le gentillet texte de Pascal Quignard, Tous les matins du monde...
On ne peut s'empêcher de penser que la motivation de ce changement ne tient pas à la potentielle incompréhension des lycéens mais bel et bien à deux facteurs essentiels :
- Le mépris de la culture classique, déjà illustré par les déclaration tonitruantes sur la Princesse de Clèves, qui nous signifie bien dans quel état la culture française veut être maintenue et dans quelle optique elle est désormais considérée.
- Au retour à un ordre moral antérieur même aux années 60, cette année 59 qui fit paraître l'adaptation par Vadim, Les Liaisons dangereuses 1960 et dont le scandale et la plainte de la Société des Gens de Lettres ne réussit toutefois pas à le faire interdire. Mais ce fut de justesse. La même année, l'interdiction de certains films passa de l'âge de 16 ans à celui de 18 ans, nombre de films de la Nouvelle Vague (dont le Vadim) étaient visés. On citera Roger Frey alors ministre de l'information, au parlement :
"Je ne cacherai pas mon inquiétude devant la génération spontanée de films scabreux ou qui frôlent la pornographie, devant la surenchère d'érotisme ou de violence à laquelle se livrent certains producteurs, sans l'excuse de la moindre considération artistique". (*)


Une censure nettement plus insidieuse et discrète est désormais en cours. Elle opère également sur l'intelligence, elle opère sur la culture. L'affrontement n'est plus frontal. Elle tend a faire disparaître un monde et une sensibilité. C'est une opération de substitution, d'effacement d'une identité culturelle, d'une identité française.
Et, curieusement, de celle-là, personne ne débattra.
...
Ah oui... Blaise Pascal est aussi viré du programme.

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(*) - Cité in : Cinéma 59 - n°41 - Novembre/décembre 1959

26 commentaires:

  1. C'est pas pour faire mon petit Godwin, mais ça me rappelle ce grand humaniste qui disait "quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver".

    Mais bon, on a les dirigeants qu'on mérite, non ?

    Otto Naumme

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  2. Une bien dangereuse lésion du programme, en effet.
    Et toujours le même discours, dans la bouche en cul-de-poule de Messieurs les censeurs…
    S'il fallait un roman plus bref, au moins auraient-ils pu lui substituer, plutôt que Quignard, Point de lendemain, de Vivant Denon, avec son magnifique incipit :
    « J'aimais éperdument la comtesse de *** ; j'avais vingt ans, et j'étais ingénu ; elle me trompa ; je me fâchai ; elle me quitta. J'étais ingénu, je la regrettai ; j'avais vingt ans, elle me pardonna ; et comme j'avais vingt ans, que j'étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l'amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes. »

    Mais bon, heureusement que la plupart des livres qu'on chérit sont justement ceux que l'on n'a pas lus en classe…
    Pour le roman de Laclos, je n'ai pas vu l'adaptation de Vadim, mais celle qu'a réalisée Stephen Frears est remarquable, avec John Malkovitch en Valmont, qui martèle si bien Ce n'est pas ma faute !
    Quant à Pascal (pas Quignard, Blaise), c'est normal : il n'est pas bien vu, de nos jours, de trop analyser la notion de divertissement…

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  3. Enfin, Quignard, c'est quand même parfois très beau. Je pense à ce court récit intitulé Le nom sur le bout de la langue : on ne peut s'en lasser.

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  4. Je ne nie pas l'intérât que peut avoir Quignard... mais de là à le mettre à la place de Laclos...
    Suis d'accord pour le Frears et au sujet de Point de Lendemain... ne serait-ce qu'à cause de Delphine Seyrig.

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  5. Bien d'accord pour l'ahurissement qu'est susceptible de susciter cette substitution, mais heureusement que ce n'est pas Alexandre Jardin, par exemple !

    Quant à la belle Seyrig (oh, l'eau…), vous piquez ma curiosité : elle aurait interprété du Denon ? Nom de nom !

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  6. Dans un film de Truffaut... Cherchez bien.

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  7. ... Et pour la substitution, bien que ce ne soit pas pour le bac, j'ai quand même vu des élèves de seconde - je crois - devoir bosser sur du Éric-Emmanuel Schmitt. Alors, ça ou Alexandre Jardin, je ne vois pas bien la différence.

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  8. Baisers volés ? Ah oui ! Delphine Seyrig, ah oui ! La sublime Delphine Seyrig, l'incarnation pour mois de la femme (Geneviève Page aussi).
    Mon dieu, je dois dater mais de mon temps les Lagarde et Michard ne proposaient pas de Liaisons Dangereuses !Mais bon, heureusement que la plupart des livres qu'on chérit sont justement ceux que l'on n'a pas lus en classe… comme vous le dites si joliment, avatar...
    Cela dit, j'aime les deux versions cinéma, dont Valmont.
    Raccourci : E-E Schmitt, j'ai beaucoup aimé son Evangile selon Pilate, mais ça n'engage que moi. Je viens de déclancher le distributeur de baffes, je pense.... Jardin, pas lu. Je ne connais que le père et son très beau Nain Jaune. Ce qui me fait penser à Chessex et à son Ogre, mais je suis hors-sujet.

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  9. Pour moi, donc. Et déclencher est beaucoup mieux. Relis-toi, CW ! C'est l'émotion...

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  10. On ne retient pas les fautes dans les commentaires, C. Watson, avec le timbre-poste qui nous sert d'espace pour écrire, on a du mal à se relire...
    Il y a eu quatre versions, en réalité :
    - Vadim
    - Frears
    - Forman
    - Et une version télévisée que je verrai sans doute prochainement, on va me la prêter.
    Pour l'instant, c'est encore celle de Frears qui a mes suffrages.
    Votre réflexion sur le Lagarde & Michard tendrait à prouver qu'effectivement, le retour à l'ordre moral est à l'ordre du jour puisque la première édition date à peu près de 1948. Mais là ou il n'y pas de dommage à ne pas trouver ce texte dans ce livre-là, il y a plutôt péril désormais à le voir disparaître des programmes. Verra-t-on par la suite la disparition des pièces condamnées de Baudelaire ? Nous savons que cette proposition est en vigueur dans quelques lycées privés, et non des moindres, et cela dans un but "moral" avoué !
    Quoi d'autre, encore ?

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  11. ... Et effectivement, c'était bien Baisers volés...

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  12. J'avoue que j'ai du mal à m'avouer que j'ai eu d'excellents profs de français... mais le terreau était déjà là, le désir et le bonheur de lire ça se cultive à la racine. Un petit arrosoir de rien du tout suffit. La graine pousse toute seule, souvent à tort et à travers. Que faites-vous quand il n'y a pas de graine ? Je ne crois pas qu'on puisse inculquer des programmes. Ma prof de français en terminale, dans mes Vosges, était une avant-gardiste, mon prof de troisième aussi. Je l'ai revu il y a quelques mois, il avait toujours au fond de lui ce bonheur là. Je ne crois pas donc que les programmes de nos lycées seuls suffisent, c'est bien avant que les choses sont dessinées (ou pas). S'il n'y a pas le goût, quelque chose d'inhérent en nous, le reste n'est que lettre morte !
    Je ne relis pas alors.

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  13. PS : à propos des adaptations, je connais celle de Vadim, ne m'en veuillez pas si je préfère celles en costume. Vadim, très noir, mais sans ce petit plus de légèreté grave et désespérée de Laclos !

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  14. Je ne pense pas qu'il y est de règles pour découvrir la littérature, que cela se passe dans ou hors le champ scolaire. Je suis comme George et je garde le meilleur de ce que je n'ai pas appris en classe. Je me dis toutefois qu'il n'existe pas de règle en la matière et que la rencontre avec Laclos peut se faire avec ou malgré un programme, mais que celui-ci donne les clés pour comprendre, pour aller au-delà d'un plaisir simple et immédiat. Peu à peu, ce qui faisait l'esprit français s'estompe sous le diktat des buveurs d'eau...
    Pour revenir au Vadim, c'est Paul Gilson, maintenant assez oublié qui faisait le parallèle des Liaisons dangereuses 1960 avec Monsieur Ripois et il est vrai que Gérard Philippe est tellement lié à ce rôle que, lorsque l'on voit le Vadim on ne peut s'empêcher de penser au film de René Clément. Par ailleurs, j'ai vu qu'un temps, Laurent Terzieff avait été pressenti pour le rôle de Valmont. je pense que cela aurait donné un tout autre film ! Je trouve que Terzieff avait - a toujours, je crois - un physique très particulier qui correspond assez à la démarche esthétique de Frears lorsqu'il a pris Malkovitch.
    Mais de toute façon, C. Waston, nous tombons d'accord sur nos préférence, ce me semble.

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  15. J'ai lu ça : il y a manifestement des "liaisons" qui sont trop dangereuses.

    Mais ne pas oublier : sous quel (ancien) régime vit-on actuellement, et combien gagne Proglio ?

    Les aveugles qui ne voient pas la différence entre un certain nombre de valeurs de gauche et de droite devraient piquer du nez dans les seuls livres bientôt autorisés !

    Chassez la politique, elle reviendra toujours au galop ! "Ni ni !" : c'est à pleurer de rire !

    Ceci n'empêche pas la qualité des livres de Pascal Quignard (sa barques est silencieuse et ne navigue pas dans l'étang de l'Elysée) dont on utilise le nom à cause d'un film avec Depardieu...

    Lire ce matin, dans "Libé", le "testament" de Daniel Bensaïd : oui, le "communisme" (comme l'ont compris Alain Badiou et quelques autres) demeure un nom et un idéal, non réductibles à ses dérives et à ses contempteurs ignorants.

    Le ministre Chatel est un ancien vendeur de cosmétiques : sa pommade va finir par provoquer des allergies énervantes au plus haut point.

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  16. Je n'arrive pas à croire que les futurs lycéens n'apprendront qu'ignares.

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  17. Ah, et merci pour Baisers volés, que j'ai vu à plusieurs reprises sans pourtant me souvenir aujourd'hui d'une référence à Vivant Denon.
    Il existe une autre adaptation de Laclos, modernisée et sans aucun intérêt : Sexe intentions, de Roger Kumble (1999). Rien que le titre… au secours !

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  18. Ouf, ma mémoire n'est pas si labile que ça (pardon, Tenancier, je viens seulement de relever mon courrier) ! Il s'agit du Lys dans la vallée, non de Point de lendemain.

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  19. J'explique au reste de l'assistance : j'ai envoyé l'extrait de Baisers volés à George par mail...
    Il y est en effet question du Lys dans la Vallée ("Ça glisse dans la vallée", vanne connue !)dans la lettre de Doisnel, mais le contrat passé entre Doisnel et Fabienne Tabard est clairement une référence à Point de lendemain...

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  20. Dont acte (à ne pas confondre avec la politesse).

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  21. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  22. Les lisses dents l'avalaient.

    À propos d'effacement, je m'aperçois que l'ami Borhen semble s'être évanoui depuis le 26 décembre…

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  23. George, nous attendons quelques nouvelle de Christophe dans quelques temps...

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  24. J'aime bien le "les futurs lycéens n'apprendront qu'ignares". Cela résume tellement bien la chose...
    Pour le reste, cher Tenancier, ravi de lire que nous aurons bientôt des nouvelles de l'ami Christophe. En espérant qu'elles soient bonnes, ces nouvelles !

    Otto Naumme

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  25. Je ne serais pas si pessimiste que vous cher Tenancier : il n'y a rien de tel qu'interdire pour donner l'envie d'y toucher. On compte beaucoup de lettrés en littérature française dans les grandes dictatures de ce monde. Mais ceci ne change rien à votre analyse de fond.

    J'espère que les élèves, en étudiant Tous les matins du monde, auront droit à l'accompagnement musical, car à part la musique de Marin marais, je ne vois pas bien l'intérêt de cette oeuvre à cet âge. À terme, on regroupera peut-être l'épreuve de français avec l'option musique !

    ArD

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  26. Je vous confirme, cher Tenancier, que Laurent Terzieff a toujours un physique "très particulier" pour l'avoir récemment croisé devant l'église Saint-Germain. Lauréat du prix Gérard Philipe en 1964, les boucles sont donc bouclées. Un mythe vivant, toujours aussi hiératique, au regard magnétique, une espèce d'apparition dans l'agitation germanopratine, une sorte d'ectoplasme surgi de l'intemporel. Je voue, vous l'aurez compris une sorte de vénération à ce type.
    Sur le Vadim : j'ai vu plusieurs fois cette adaptation, mais ce qui m'a gênée (bien que je sois plutôt à pencher du côté Frears) ce n'est pas la transposition. C'est qu'effectivement, Gérard Philipe bouffait tellement le rôle qu'il n'était plus que lui ! Cela dit l'apparition de Boris Vian reste un grand moment.
    Laissons donc le dernier mot à Terzieff : "Tout humain n'est-il pas réduit à vivre d'illusions ? L'illusion n'est-elle pas notre combustible pour continuer à vivre ?"
    Donc, à partir de tout suite, il est interdit d'interdir. Je cours vite au placard à confitures pour y plonger avec délices une cuillère gloutonne. Maman ne veut pas. Et papa non plus.
    En écoutant Marin Marais et la viole de gambe.

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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