Je suis un commerçant

Il y a souvent une réticence étrange de la part de quelques personnes à envisager que le libraire soit un commerçant. A croire que celles-ci ne se sont jamais posé la question, considérant vaguement, sans doute que, perpétuellement endetté le libraire de neuf vivrait de la mansuétude éventuelle des éditeurs et des banquiers, vendant à contrecœur les romans qu’il aime et seulement aux insolvables et tout de même un peu aux vieilles filles. Pire – ou meilleure, selon cette optique – serait la situation du libraire d’occasion, lequel ne se nourrirait que d’un bol de riz occasionnel agrémenté d’un quelconque bouillon de viande, vivant sur un tas d’éditions précieuses.
Je ne fus pas très loin de raisonner de la sorte alors même que je travaillais déjà en librairie. Ainsi, au bout de dix ans après avoir exercé ce métier, je dus refaire un apprentissage en rentrant à la librairie Delatte. C’est du moins le sentiment qui prévaut encore pour moi et dont je goûte encore les acquis.
Max-Philippe Delatte était à l’époque un homme âgé, chétif, asthmatique et surtout doté d’une remarquable autorité qui lui venait de ses grandes connaissances en matière de livre. Il était de la tradition de ces libraires humanistes et militants qui défendaient à la fois la cause de leur profession mais également celle de la culture. C’était un homme droit. J’avais même alors un réel sentiment de chance d’être en contact avec cet homme. Il a été et demeure un modèle.
Une réflexion de ma part et une réponse de celui que je peux encore volontiers appeler mon patron dissipèrent définitivement mes considérations éthériques sur le métier de libraire.
Ainsi, ce jour-là, je lui parlais d’une librairie que j’avais connue à l’époque où je vivais en Bretagne – je précise que je n’y avais pas travaillé – et où je trouvais remarquable que son propriétaire, plein de courage continue son activité malgré plusieurs hypothèques sur le dos et également grâce à l’aide d’une association qui s’était créée pour la soutenir.
Monsieur Delatte pointa ses yeux sur moi, par-dessus l’arc de ses lunettes :
- « Hypothéquée ? Ce n’est pas un bon libraire. »
Je n’eus pas besoin d’une autre explication, elle suffisait, elle me décilla sur la véritable nature du libraire que j’avais cru pouvoir vanter : un vieux bonhomme bordélique qui ne faisait pas sa compta, ne faisait pas ses retours, et vivait sur de l’argent dilapidé par des naïfs.
Maintenant, je dis volontiers que je suis commerçant. Certaines personnes ont encore du mal à l’admettre, mais c’est la condition essentielle à la survie de ce métier et cette notion est aussi essentielle à celui qui vend les livres qu’à celui qui les fabrique.
Une autre anecdote me fait encore sourire, celle de ce jeune homme visiblement sorti du moyen âge ou, au mieux, d’un prytanée et qui ne pouvait envisager que l’on puisse prendre une marge sur une chose que l’on vendait. Cette incompréhension était constitutionnelle. Ce n’était pas un idiot, loin de là, mais la nature de son univers ne comprenait pas la notion de plus-value que, je gage, il aurait qualifiée « d’usure ». Ici l’incompréhension tenait du non possumus. J'avais eu à ce moment l'impression d'être replongé dans une époque fort reculée, ça sentait le crottin et le palefroi qui devait piaffer à la porte de la librairie. Je me rends compte parfois que cette curieuse inhibition de l’esprit n’est point si exceptionnelle.
Nous ferons avec.

16 commentaires:

  1. Un anonyme lecteur de ce blogue, médiocre latiniste mais tout de même,13 février, 2010 08:13

    Non possUmus, cher Tenancier: rien à voir avec les opossums.

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  2. La pas du tout latiniste de Tenancier corrige...

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  3. J'approuve cher tenancier!
    La différence etant dans le terme, a mon avis en tout cas.
    Un commerçant, c'est quelqu'un a qui on demande :
    "demain c'est l'anniv de ma belle mére, vous avez quoi comme bouquin pour les vieilles biques frustrés?"
    Et qui a une réponse vraiment taillé sur mesure.
    Les autres sont des vendeurs, pas des commerçants.

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  4. Les vieilles biques frustrées, c'est le plus coriace ! Généralement, je file du Agota Krystof.
    Là, je sens que je vais me faire des potes...

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  5. Il y a bien aussi La fête au Bouc, de Vargas Llosa. Après, à partir d'un certain âge, les parents peuvent aussi autoriser Les petites filles modèles ou le Club des 5 !

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  6. Agota Krystof, la pauvre, pas passée loin d'Agatha Christie ! Connais pas. Mais peut-être ne suis-je pas suffisamment frustrée ?

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  7. Ben... Agaga Christie (dixit San Antonio) avait au moins de l'humour.

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  8. Just a little sens of humour, cher Tenancier ! Serait-ce à dire qu'il me fait des faux ?

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  9. Du tout, CW. Mais Agota n'est pas Agatha et inversement. On ne vous tient du reste pas comme faisant partie des vieilles biques frustrées.
    J'en profite pour présenter mes excuses aux lecteurs d'Agota en arguant comme excuse que ceux-ci ne m'ont jamais fait rigoler. Et le libraire est parfois comme certaines jeunes filles faciles. Il faut le faire rire pour remporter ses suffrages.

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  10. Et pour les jeunes biques frustrées, ce sera La chèvre de M. Seguin, naturellement !
    Sinon, désolé de déceler des coquilles qui confinent aux cils et de couper les cheveux en quatre, mais c'est dessiller.
    Enfin, si je ne puis que souscrire entièrement, et en connaissance de cause, à votre propos, je me permettrais d'insister sur le sens ancien du terme de commerce, le métier de libraire étant l'un des rares à l'autoriser encore. J'aime quant à moi les librairies dont le tenancier est d'un commerce agréable : ces lieux-là deviennent parfois de véritables salons de conversations.
    Dernière chose : je suis ravi de retrouver ici un discret Anonyme qui m'est cher.

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  11. Désolé, c'est "persiller", que je voulais écrire.

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  12. Vérification faite, j'ai juste et pas juste : déciller est une forme ancienne. Je garde comme ça.

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  13. Je ne cherchais pas à persifler…
    Mais il est paradoxal que vous conserviez une graphie datant du XIIIe siècle, vous qui reprochez à ce jeune homme de sortir du Moyen Âge…
    Bon, ce n'était pas l'essentiel de mon propos…

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  14. Alors là, je n'en suis plus à une contradiction près, George. Et je ne vous prête que de bonnes intentions, rassurez-vous.
    (Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à se faire des paranos, sur ce blog ?...)

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  15. C'est par anneaux qu'on se laisse enchaîner, cher Tenancier, et vous savez combien c'est un doux plaisir d'être enchaîné chez vous…

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  16. C'est en n'étant pas à une contradiction près qu'on avance, pas parano suis-je je pense (jusqu'à ce jour à 18 heures). M'enfin, l'enfer est pavé de bonnes intentions, alors je ne sais plus si je dois me contredire !

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