Imprimatori maledictio

C'est l'époque qui veut ça : il nous fallait un conte de Noël. SPiRitus s'en acquitte avec brio. Que les cieux nous préservent de la malédiction qui le poursuit !
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Quand quelques-uns, bienheureux, sont victimes d’envois anonymes de petites plaquettes, quelques autres connaissent un heur moins enviable, quoique tout aussi mystérieux. Je veux raconter ici l’histoire dont, voilà déjà plusieurs mois, je suis l’involontaire héros.
Tout a commencé avec l’acquisition sur ebay des XIII idylles diaboliques d’Adolphe Retté (Bibliothèque artistique & littéraire – Société anonyme de la Plume, Paris, 1898), excellent ouvrage anarcho-symboliste – encore que le qualificatif de « symboliste » pour désigner le Retté de cette époque ne soit pas, comme on va le voir, des plus idoines – composé de treize colloques entre Maître Phantasm et le démon Grymalkin :

« Le démon Grymalkin, accroupi dans l’angle le plus obscur de la chambre, parmi des avalanches écroulées de livres poussiéreux et de manuscrits fripés, respire, en reniflant bruyamment, l’odeur d’un bouquet de violettes frais cueilli. »
J’aime beaucoup l’Adolphe Retté finiséculaire, celui qui ne s’est pas encore renié en abandonnant son talent au catholicisme, rejoignant la foultitude de symbolistes et anarchistes qui, avec l’âge, ont mal tourné. Bref, ce volume-là est un des meilleurs du bonhomme et je me réjouissais fort à l’idée de l’ajouter à ma bibliothèque, d’autant que j’avais fait là une affaire puisqu’il m’avait coûté moins de 10 €. Certes, le bouquin n’était pas dans un état de fraîcheur idéal ; la couverture en couleur dessinée par Léo Gausson en était un peu passée et fatiguée ; mais il était manipulable et (re)lisible ce qui restait l’essentiel. J’en entrepris donc la lecture, une nouvelle lecture plus sereine et confortable que celle, nécessairement un peu urgente et trop studieuse, à laquelle s’adonne le chercheur en bibliothèque. D’idylles en idylles, me voici à la huitième, sobrement intitulée « Intermède du jeune homme à la grosse tête ». Ce dernier, amené par Grymalkin chez Phantasm, est un mallarmiste :
« Je m’appelle Norbert de Gloussat. Je me suis donné la mission d’établir un suprême code de lois auquel obéiront, s’ils sont Intellectuels, tous ceux qui pratiquent l’art des vers. […] Enfin je découvre aux profanes les splendeurs de Malbardé, le plus grand poète de l’époque, et je flétris ses adversaires pygméimorphes.
Cela vous explique la grosseur de ma Tête, car, comme vous pouvez vous en assurer, je ne suis plus qu’un cerveau. »
Et il entreprend, contre et malgré l’ironie de ses hôtes, la déclamation du «COUP DE DÉS» qu’interrompt vite l’incompréhension chorale. Mais l’hypercéphale ne se démonte pas :
« La grossièreté de votre intelligence vous empêche de vous élever jusqu’à la hauteur de ce divin poème. – Mais, coûte que coûte, vous l’entendrez tout entier. »
Norbert de Gloussat mena-t-il à bien cette récitation ? Je ne m’en souviens plus et mon exemplaire ne m’est, pour y répondre, d’aucune utilité. Car après cette dernière réplique, sise au bas de la p. 128, point ne figure la suite logique, c’est-à-dire la p. 129, mais la p. 177.


J’ai d’abord cru que deux cahiers de 16 pages avaient été intervertis et que j’allais retrouver la 129e page et alii en lieu et place du cahier initié par la 177e. Que nenni. En ces lieu et place, on trouve, eh bien, le cahier initié par la 177e page. Le brocheur aura donc inséré dans mon exemplaire deux cahiers identiques, amputant mon plaisir de lecteur des pages 129 à 144. Inutile de dire que le vendeur, dans son ebayenne description, n’avait guère mentionné ce défaut ; et je ne doute pas que cet oubli fût de bonne foi, tant il est impossible aux libraires (car c’était une libraire) de feuilleter en détails tous les ouvrages qu’ils mettent en vente. Toujours est-il que je ne m’en suis pas plaint et ai conservé le volume dans ma bibliothèque.
Ai-je bien fait ? Rien n’est moins sûr, car, depuis, la malencontreuse histoire se répète, avec des variantes. Ce fut d’abord, quelques mois après ce premier événement, un demi-cahier manquant, et remplacé par aucun doublon, dans le dernier Cahier Mirbeau ; à l’évidence, ce défectueux exemplaire m’était fatalement destiné puisqu’y avaient disparu au brochage, comme un fait exprès, les lignes qui y étaient aimablement consacrées au Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux.


Ce fut ensuite le gros et passionnant tome III de la correspondance du même Mirbeau ; là encore un cahier central, plus épais, de 48 pages, faisait défaut : un autre, postérieur, s’y était substitué. Si, cette fois-ci, deux autres exemplaires, exempts de toute imperfection, me furent adressés, je n’en acquis pas moins la lumineuse certitude que le sort s’acharnait sur moi.
Et d’autres faits sont là, qui le prouvent, très rapprochés dans le temps. On le sait, je me suis rendu, fin octobre, au Salon du Livre de Pau, un peu pour enquêter sur le Mystère de l’Abeille auprès des responsables d’in-8, beaucoup pour passer quelques heures sur le stand des éditions et de la librairie Nicolas Malais, entre livres anciens et publications récentes. Parmi ces dernières, figuraient les deux imposants volumes du Cahier du Clown Lyrique dédié à l’Actualité de Remy de Gourmont (2008) et du Gant Rouge, l’étonnant vaudeville inédit de Rostand, suivi, tête-bêche, des précieuses lettres à sa fiancée, Rosemonde Gérard (2009).


Nicolas m’avait déjà adressé ces deux beaux livres, lus et rangés depuis dans mes rayons. Je pris toutefois, au hasard, un exemplaire du Cahier Gourmont et l’ouvris. Stupeur ! il était imprimé à l’envers. Qu’on se comprenne : ce n’est pas la couverture qui avait été collée à l’envers, mais bien l’ouvrage entier, c’est-à-dire qu’il se lisait à la japonaise, la première page se trouvant à la fin et la dernière au début, et tout le corps du livre dans cet ordre inversé. Etrange anomalie d’imprimeur… C’était, bien sûr, le seul exemplaire de cette sorte. L’ami Nicolas en fut aussi surpris que moi. Cela se passait le samedi. Le lendemain, profitant de la présence du découvreur du Gant Rouge, Nicolas m’offrit un des 62 exemplaires sur papier vergé aigue-marine tintoretto, sur lequel je m’empressai de faire apposer une dédicace. L’erreur étant humaine et, dans ce cas, la joie souveraine, je ne vérifiai pas l’exemplaire. Mal m’en prit, car rentré chez moi, je me mis à le feuilleter. Mon œil, tout à coup, s’intrigua, mais mon doigt avait été plus rapide et les pages continuaient de défiler. Je stoppai net. Et je revins sur mes pas digitaux. Mon œil ne m’avait pas abusé. Là, deux versos de feuilles aigue-marine étaient rouges, et pire le gant rouge de la première garde, le faux-titre, le titre, la première et la quatrième page de la préface, avaient été surimprimés sur cinq pages de la même préface.


Maledictio imprimatori. L’horripilante malédiction de l’imprimeur s’abattait une nouvelle fois sur moi. De vieux grimoires prétendent que le mauvais sort s’acharne sur un individu, presque exclusivement, pour éviter aux autres des déconvenues ; celui-là fait office de paratonnerre. Depuis, il n’est pas un livre reçu que je n’ouvre sans trembler, terrifié à l’idée d’essuyer de nouvelles foudres imprimatoriales. J’ai donné mes Mirbeau fautifs. J’ai conservé le Rostand. Sans doute devrais-je me débarrasser de celui qui fut à l’origine de mon malheur, je veux dire ces XIII idylles diaboliques. Qui sait ? lorsque j’en aurai trouvé un autre exemplaire, je l’enverrai peut-être à quelque Otto pour que la malédiction, enfin, change de victime…

[Nota : il va sans dire que ces anomalies sont exceptionnelles et rarissimes ; elles sont, dans la botte de foin, l’aiguille à laquelle je me suis piqué bien plus souvent qu’à mon tour. A ce jour, ni les éditeurs, différents, du Cahier Mirbeau et de la Correspondance, ni les éditions Nicolas Malais n’ont enregistré d’autres mésaventures ou retours que les miens. On peut donc, on le doit même, commander sans hésitation leurs ouvrages qui sont toujours de très-belle facture. A l’exception près, que mon rôle tragique de paratonnerre me réserve.]

SPiRitus

6 commentaires:

  1. Hélas, hélas, me voici fort marri ! Le changement d'adresse et d'aspect du blog a fait sauter un bout de dialogue autour de ce billet...

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  2. La malédiction s'étendrait-elle aux publications virtuelles ?...

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  3. L'une des pires malédictions à quoi je puisse songer !
    Italo Calvino a composé son chef-d'œuvre, Si par une nuit d'hiver un voyageur…, à partir de semblables prémices.
    J'ai pour ma part sous les yeux un album Skira de 1961 (d'après le copyright) intitulé La peinture romaine au premier plat de la reliure toilée vert foncé. En l'ouvrant, on tombe sur la page de faux-titre : Treasures of Asia : JAPANESE PAINTING, text by Akiyama Terukazu. C'est effectivement, en anglais, l'ouvrage consacré à la peinture japonaise qui occupe la première moitié du volume, jusqu'à la p. 76, tandis que la seconde, en français, est celle qui correspond au titre annoncé sur la couverture, de la p. 77 jusqu'à l'achevé d'imprimer (10 mars 1953 !).
    Maudites interpolations de brochage !

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  4. Plus rare encore est le saut de cahier sans que la discontinuité apparaisse de façon flagrante. Il faut quelques lignes - voire quelque pages - pour se rendre compte que quelque chose cloche dans la constrution du récit, comme la disparition ou la génération d'un protagoniste ou d'un concept, venus du diable Vauvert. Ce n'est du reste pas forcément le lot de mauvais livres. Le cahier perdu peut alors être l'objet de spéculations, ce qui vaut parfois pour une "rêverie de lecture", phénomène quasi bachelardien de substitution. On se dit alors que cette omission est comme un exercice de re-création - également de récréation ! - au profit d'un seul lecteur, une interraction, un dialogue que n'aurait pas permis un livre entier...

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  5. Ce blog, involontairement, rassemblerait donc des héros malgré eux, et tous deux par la voie postale !

    SPiRitus, lui est plutôt dans le collationnement, tandis que j'imagine mieux Otto dans la collation, par temps de Mystère.

    ArD

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  6. Cher Tenancier, pour reprendre votre premier commentaire, c'est sans doute que le marri était trop bel...

    Otto Naumme

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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