Cette classe honorable et utile, qui a sa place dans les fastes de l’Almanach du commerce, est assez connue, surtout depuis la création de la garde nationale ; nous n’avons qu’un trait à ajouter au type immortel et tout moderne de l’épicier, qui mérite d’être observé dans ses rapports peu délicats avec les livres. De tous temps, il a fallu des cornets à l’épicier, de tous temps, il a fallu des livres à rouler en cornets ; qui sait si les Histoires de Tite-Live et de Tacite, les Oraisons de Cicéron, les Tragédies d’Ovide et tous les ouvrages dont nous déplorons la perte, n’ont pas été la proie des épiciers barbares du moyen âge ? L’épicier du XIXe siècle a déclaré une guerre à mort aux parchemins, sans doute en haine de la noblesse. L’âge d’or de l’épicerie date de la révolution française, car, la docte confrérie de Saint-Maur et la confrérie des épiciers ne pouvant subsister ensemble, l’une a tué l’autre. – Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine ! Le bénédictin faisait des livres, maintenant l’épicier en défait. Le voici sur le seuil de son temple, entre deux colonnes d’in-quarto et d’in-folio, ainsi que Thémis, pesant dans ses balances le fort et le faible. Impassible et aveugle comme la déesse de la justice, coiffé de sa casquette de loutre comme d’une barrette de magistrat, enjuponné d’un tablier vert comme une robe curiale, il contemple avec une dignité paternelle le plateau s’abaissant sous le poids des travaux écrits du passé ; il calcule, il rêve au produit de la vente en détail des anciens fonds de libraire ; il voit d’un seul coup d’œil la basane et le veau destinés au savetier, le carton promis au relieur ; le papier consacré aux enveloppes… Un équarrisseur ne tire pas mieux parti du cheval fourbu qu’il assomme : la chair à la ménagerie du Jardin des Plantes, les os à la fabrique de boutons, le cuir au cordonnier, le crin au matelassier, et le reste… ! L’épicier n’estime les livres qu’en raison de leur taille et de leur grosseur : à tant l’in-folio ; l’in-quarto à tant, avec ou sans couverture. Combien de victimes il déshabille avant de les mettre en pièces ! et s’il en épargne quelques unes, c’est par respect pour un habit plus neuf et mieux doré. La Bande-Noire des monuments n’était pas plus impitoyable. Souvent l’épicier massacre en un seul jour l’œuvre de plusieurs siècles ; il semble avoir pour mission d’effacer la trace de l’ordre illustre de Saint-Benoît. Hélas ! pendant la République, toutes les bibliothèques religieuses et aristocrates, mises hors la loi, n’ont point été décimées en cartouches : les épiciers de Paris se sont faits les bourreaux des livres, des manuscrits, des chartes et des titres de noblesse de notre histoire. Savants martyrs, Mabillon, Montfaucon, Ruinart, Lobineau, Clément, Calmet, et vous tous qui avez été livrés aux bêtes, pesez à jamais sur la conscience de vos persécuteurs ! |
(A suivre)
Voir aussi :
— Les amateurs de vieux livres
— Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)
— Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (2e partie)
— Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (3e partie)
— Les amateurs de vieux livres : les étalagistes
Triste constat qui fait un peu froid dans le dos.
RépondreSupprimerMais on le sait, éradiquer la culture du passé a toujours "séduit" nombre de dictateurs et de dogmatiques.
Et rien n'indique que cela ne se reproduira pas...
Otto Naumme
"Et des auteurs vivants, vous en avez des auteurs vivants?"
RépondreSupprimerBéatrice
Ces épiciers-là me semblent bien modernes ! Pour n'avoir plus exactement le même habit, ils n'en restent pas moins les mêmes.
RépondreSupprimer"Et pis sciez !", s'encouragent-ils mutuellement dans leur fureur destructrice…
RépondreSupprimerÀ part le manque de quelques majuscules (Moyen Âge, Révolution française…), je relève juste une faute dans le segment "la docte confrérie de Saint-Maur et la confrérie des épiciers ne pouvant subsister ensemble, l’un a tué l’autre" : il me semble que ce devrait être "l’une a tué l’autre".
(Désolé, je ne puis commenter sur FB, comme vous savez.)
Je regrette, cher George, mais je fais moins de fautes que vous ne semblez le croire ; je retranscris comme le Bibliophile Jacob a écrit, en l'occurrence sans les majuscules. Je corrige la coquille, sinon.
RépondreSupprimerExact, c'est le bibliophile Jacob qui est fautif : j'ai vérifié sur cette page.
RépondreSupprimerToutes mes excuses, cher Tenancier : tel saint Pierre je me flagelle d'avoir douté !
Euh… saint Thomas, pardon ! (c'est un peu loin pour moi, tout ça…)
RépondreSupprimerMon cher, on vous pardonnera beaucoup et surtout vos erreurs de bondieuseries.
RépondreSupprimerAh mais c'est pas des bondieuseries, c'est le Patrimoine Culturel de l'Occident Éternel !
RépondreSupprimerBon, j'en profite pour rappeler l'inestimable intérêt du site "Internet Archive", qui permet de jeter un œil à des dizaines de milliers d'ouvrages épuisés et de les télécharger.
Qui s'intéresse à Alfred Delvau, par exemple, pourra aller voir ici…
Faites pas votre Stalquère, c'est trop chiant !
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