Les amateurs de vieux livres

Sic transit gloria mundi !
 
Les vieux livres, que le vulgaire traite dédaigneusement de bouquins, font vivre à Paris plusieurs espèces de bipèdes, dignes d’être observés et décrits dans leurs mœurs curieuses, exceptionnelles et fantastiques : on a bien fait l’histoire naturelle des moines, lorsqu’il y avait des moines !
Je n’entends pas prouver ici que la race bouquinante appartienne à la grande famille des bêtes ; j’oublierai même l’analogie de l’odeur du bouquin avec celles de plusieurs animaux à pied fourchu, et je me bornerai à peindre d’après nature les originaux tels que je les ai étudiés en me promenant le long des quais et en pénétrant dans leurs repaires.
Si les vieux livres font vivre bien des gens, c’est non seulement par le gain pécuniaire, mais encore par les jouissances qu’ils procurent : il y a d’une part les voluptueux, de l’autre les marchands de volupté ; cette seconde classe, nombreuse et variée, comprend les bouquinistes, les étalagistes, les épiciers ; la première classe réunit une collection de types singuliers sous les dénominations de bibliomanes, bibliophiles et bouquineurs.
Certes, Coster et Guttemberg ignoraient, en inventant l’imprimerie, que leur art nourrirait tant de goûts et tant d’industries ; lorsque Faust vendait ses premières bibles sous Louis XI, il ne soupçonnait pas que le prix de sa marchandise devait centupler avec les siècles.
Salut, vieux livres, quels que vous soyez, vous qui tapissez les parapets de la Seine, depuis la Grève jusqu’aux Tuileries, vous qui rivalisez avec les parfums du marché au Fleurs, vous qui changez de couleurs et de formes sous l’influence humide des brouillards de la rivière et sous les ardeurs du soleil de midi ; vous qui passez sans cesse de mains en mains avant de trouver un père adoptif ; vous qui reviendrez tôt ou tard à votre station en plein air, jusqu’à ce que vos ruines tombent pièce à pièce dans la hotte du chiffonnier ; salut, vieux livres mes amis, mes consolateurs, mes plaisirs et mes espérances.
Vieux livres, vous êtes la dernière passion de l’être intelligent : le cœur qui a cessé de battre à tous les amours retrouve encore pour vous un battement, et le feu sacré de la bibliomanie ne meurt qu’avec les bibliomanes ; l’âge n’a pas de glaces capables de refroidir cette passion, qui a ses excès comme les autres, et qui n’encourt pourtant aucune censure civile ou ecclésiastique : ainsi un prêtre peut être entiché de vieux livres jusqu’au libertinage.
De même que les passion sensuelles, celle-ci jouit surtout par les yeux : ouvrages rares ; bonne édition, bel exemplaire, riche reliure, ce sont autant de qualités matérielles que recherche l’amant des vieux livres, pour qui le bonheur est dans la contemplation et la possession. On dirait le véritable amant qui détaille les charmes de sa maîtresse avec une sorte d’orgueilleuse complaisance, en manière de catalogue de bibliothèque : « une brune de vingt ans, de bonne famille, d’un esprit rare, d’une belle figure, de mise élégante ; » mais l’amant ne se contente pas de regarder.
Je voudrais avoir toutes les voix des presses qui gémissent à Paris, pour chanter l’épopée des vieux livres brillants de dorures et renfermés dans l’acajou, blancs de poussière et errant sur les étalages, vendus au poids et enfin roulés en cornet !
Que de destinés diverses, illustres ou obscures chez les vieux livres comme chez les hommes ! Que d’injustices et que de sottises !

Texte du Bibliophile Jacob
(A suivre)

4 commentaires:

  1. Excellent! J'en ai eu un exemplaire entre les mains que j'ai offert à mon bouquiniste préféré, et qui m'a rendu assez de services comme ça. Quel plaisir de retrouver ces lignes sur ce blog!

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  2. Quel chanceux, ce bouquiniste ! Dites-le lui de ma part, même si, bien sûr, j'ai également mon exemplaire (celui de la photo !)

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  3. Joli texte !
    Pour avoir vu tout récemment un petit gosse de sept ans fourrer son nez entre les pages d'un livre neuf pour en respirer le parfum d'encre, comme je le faisais moi-même à son âge (et comme je le fais toujours, hum, on se shoote comme on peut), je pense qu'il y aura toujours, dans 50 ans, des amateurs, ne seraient-ils qu'olfactifs, de livres et bouquins...
    :)

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  4. On aura la suite de ce petit livre du Bibliophile Jacob en plusieurs livraisons.
    Ici, on aime bien les feuilletons...

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