On peut les diviser ainsi : bouquinistes à la mode, bouquinistes de la vieille roche, bouquinistes avares. Le bouquiniste à la mode est au bouquiniste de la vieille roche ce que le coiffeur est au perruquier, et au cabaretier le restaurateur ; il ne diffère du libraire que par le produit considérable et presque certain de son commerce : chez lui, pas de non-valeur, pas de ballot de papier imprimé, pas de vente subite, mais aussi pas de stagnation complète ; il a toujours un bénéfice de cent pour cent sur les livres qu’il achète, et ses rentrées sont au comptant comme ses déboursés : O fortunati nimiùm ! le bouquiniste à la mode ne sait pas ce que c’est que les billets de librairie, les protêts, les faillites et les concordats ! Il a eu soin d’établir son dépôt dans un quartier honnête et fréquenté ; il ne prend pas une enseigne peinte, comme Nicolas Flamel avec sa fleur de lis, Robert Étienne son chêne druidique, Elzevier sa sphère, et Didot sa bible d’or ; il ne livre pas même ses volumes aux doigts fureteurs des passants : seulement, aux vitres transparentes de sa boutique, brillent les tranches dorées et les dos écussonnés d’une rangée de splendide volumes ; quelques vieilles éditions bien conservées sont en montre, et quelques gravures sur bois d’Albert Dürer appellent les regards et les désirs des bibliophobes. La police ne devrait-elle pas empêcher ces immorales tentations qui renouvellent le supplice de Tantale, à chaque pas, dans les rues de Paris ? L’intérieur de cette boutique, fraîchement décorée comme un appartement de garçon à louer présentement, est une vaste bibliothèque où chacun peut choisir la sienne. Ce sont des livres de condition, garantis complets et intacts, sans défectuosité notable : à coup sûr, ils n’ont jamais été lus ; Desseuil, Pasdeloup, Derome y ont mis la main, et leur cachet pour l’admiration, la jubilation et la délectation des amateurs. Vous ne connaissez que Niedrée, Duru, Capé ou quelque autre habile relieur vivant, vous tous qui dirigez et ordonnez vous-mêmes l’habillement de vos livres comme la livrée de vos laquais ? Mais les fidèles héritiers de La Vallière, de Goutard, de Gaignat, et des fameuses bibliothèques, n’estiment que ces solides et classiques reliures d’autrefois, en maroquin et en veau fauve, marquées au coin de l’artiste du XVIIe ou du XVIIIe siècle. La reliure est une chose indispensable chez le bouquiniste à la mode ; mais ce n’est pas tout : il lui faut une multitude de ces raretés uniques ou introuvables, pièces détachées, de quelques pages d’impression sans date, sorties clandestinement d’une imprimerie de province, comme les chansons politiques et ordurières qui pullulent aujourd’hui parmi le peuple : ces niaiseries qui n’ont souvent de remarquable que la valeur qu’on leur prête, se vendent mieux que de bons livres. Ceux-ci ne paraissent souvent chez le bouquiniste à la mode que dans la mauvaise édition, qui est habituellement la plus estimée, à cause d’une ligne de plus ou de moins. Le censeur royal a, sans le vouloir, donné des prix fabuleux aux ouvrages où les cartons manquent. Il y a différents genres de livres que recherche le bouquiniste à la mode, selon les fantaisies connues de ses clients : tel rassemble les vieux romans de chevalerie comme les débris d’un navire après le naufrage ; tel ne fait cas que d’anciens livres brochés, par la seule raison qu’ils n’ont guère échappé à la reliure ; celui-ci est friand d’exemplaires en grand papier, en papier vélin, en vélin ; celui-là est en quête d’ex libris d’hommes célèbres, comme s’il restait quelque chose du mort dans le volume qu’il toucha. Un livre, en effet, vaut bien une plume, une canne, un encrier ou toute autre relique d’un savant : les déceptions sont moins fréquentes ici qu’ailleurs ; car, si l’on reconnaît plusieurs poètes latins annotés par Racine et Boileau, si l’on possède nombre de volumes portant la signature de Groslay ou de Baluze, on aurait de quoi faire un fonds de papeterie avec toutes les plumes qu’on assure avoir appartenu à Voltaire. Le bouquiniste à la mode n’a pas l’insupportable distraction ni la superbe gravité du bouquiniste de la vieille roche : c’est d’ordinaire un jeune homme souriant et affable, ayant la barbe et les ongles faits, les cheveux en ordre, et les mains blanches ; rien de particulier dans son costume, toujours propre et soigné : s’il a une femme, elle est jolie, aimable, elle brode et cause avec grâce ; s’il a des enfants, ils savent distinguer l’in-seize de l’in-folio au sein de leur nourrice, et le premier mot qu’ils bégayent est un titre de livre ; s’il a des chiens, ils respectent la modeste basane et le fastueux cuir de Russie à l’égal des mollets et des l’odorat des assistants. Cette boutique est un salon d’académie où se tiennent les plus doctes conférences ; on y rencontre, tant l’aimant des livres est puissant ! les notabilités savantes du jour et même de la veille. Le bouquiniste à la mode reçoit son monde avec toute la politesse de la haute société qu’il rallie autour de lui, s’exprimant bien, d’un air avenant, et répandant çà et là des bribes d’érudition ramassées sous les pieds de ses hôtes : chez lui on trouve des chaises pour s’asseoir, on a liberté entière de feuilleter tous les volumes les uns après les autres ; chez lui on n’est jamais infecté de bouquins, ni aveugles de poussière : on entre simple curieux, on sort bibliophile. |
(A suivre)
Voir aussi :
— Les amateurs de vieux livres
J'aime bien "les cieux romans de chevalerie"…
RépondreSupprimerMais, tonnerre ! force m'est de constater que je ne suis décidément pas un bouquiniste à la mode (heureusement, d'ailleurs : qu'est-ce qu'ils doivent s'emm… !)
Coquille corrigée, mon peu scout lecteur...
RépondreSupprimerPourquoi donc "peu scout" ? Ce n'était pas manque de charité de ma part : l'expression me plaît vraiment, et je n'ai d'ailleurs pas mentionné les autres coquilles.
RépondreSupprimerIl en est néanmoins une sur laquelle je bute :
"… ils respectent la modeste basane et le fastueux cuir de Russie à l’égal des mollets et des l’odorat des assistants" :
je ne parviens pas à rétablir le texte original, vu que "à l'égal de l'odorat des assistants" ne fait guère sens…
Hem, désolé, cher Baden-Powell (on sait que vous en avez au moins le chapeau…)
Ou alors faut-il comprendre que non seulement ces chiens ne mordent pas les mollets des assistants mais qu'en outre ils se gardent de flatuler ?
RépondreSupprimerEt si vous me communiquiez vos corrections, vous avez mon mail, non ?
RépondreSupprimerHamster Jovial
Cher George, j'ai examiné les corrections que vous avez bien voulu me communiquer en privé. J'ai appliqué celles qui correspondaient effectivement à ce qu'il y avait dans le texte. Le reste, je l'ai laissé. Et votre supposition quant à la flatulence des ouah ouah, il semble bien que cela soit ainsi que le Bibliophile Jacob l'a conçu. Ce qui ne m'étonne guère !
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