Je travaillais avec plaisir à la librairie W.H. Smith and Son, mais je perdis ma place dès qu’ils eurent découvert que j’étais trop jeune. […] Puis je travaillais chez Straker, imprimeur et papetier. J’essayai de les bluffer en assurant que je savais faire marcher une presse Wharfedale, un énorme engin qui avait plus de six mètres de long. Je l’avais vue en action, en regardant dans la cave depuis la rue, et le travail m’avait semblé simple et facile. Une pancarte annonçait : « On demande jeune homme pour conduire presse Wharfedale. » Lorsque le contremaître m’amena auprès de la machine, elle se dressait devant moi comme un monstre. Pour la faire fonctionner, il me fallait monter sur une plateforme à un mètre cinquante du sol, et j’avais l’impression d’être en haut de la Tour Eiffel. — Embraye ! dit le contremaître. Embrayer ? Me voyant hésiter, il éclata de rire. — Tu n’as jamais travaillé sur une Wharfedale. — Donnez-moi ma chance, je m’en tirerai facilement, dis-je. « Embrayer » signifiait tirer le levier pour mettre la machine en marche. Il me montra le levier et fit tourner le monstre à demi-régime. La chose se mit à rouler, avec des grincements et des grognements, je crus qu’elle allait me dévorer. Les feuilles de papier étaient énormes ; une seule aurait suffi à m’envelopper. Avec une raclette d’ivoire, je séparais les feuilles les prenant ensuite par des coins et les plaçant soigneusement contre les dents au moment où le monstre était prêt à s’en emparer, à les dévorer et à les restituer lorsqu’elles roulaient à l’autre extrémité. A la fin du premier jour, j’étais une loque tant j’étais énervé à l’idée que le monstre affamé voulait prendre de l’avance sur moi. On me confia pourtant la place à douze shillings par semaine. |
Charles Chaplin : Histoire de ma vie - Robert Laffont, 1964 (pp 60-61)
(L'épisode semble se situer vers 1899, Chaplin a à peine dix ans)
Ah, la couleur et la sonorité de « embrayer »! Ça résonne en lisant.
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ArD
La preuve qu'il arrive qu'un monstre, ça crée… un "monstre sacré" !
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