Le pauvre Dinochau, qui fut, avant Brébant, et après François Ier, le restaurateur des lettres, aurait pu peupler à lui seuil la maison de Clichy, s’il y avait envoyé tous ses débiteurs. Il a mieux aimé aller mourir à l’hôpital, et peut être qu’il fut allé mourir à Clichy même, si Clichy n’avait été fermé. On vient de procéder, dans l’étude d’un notaire de la rue Saint-Denis, à l’adjudication des créances « paraissant provenir de la faillite Dinochau », le tout montant çà une somme de près de 110,000 francs, divisés entre une multitude de débiteurs dont beaucoup vivent encore, et dont quelques-uns se sont fait une haute position dans la littérature, les arts, voire, après le 4 septembre, dans l’administration. On trouve côte à côte, sur cette liste, des déportés et des sous-préfets. O l’honnête cœur ! le brave commerçant ! S’en aller tranquillement mourir à l’hôpital, quand on a pour 110,000 francs de notes à toucher ! C’était d’ailleurs, un homme d’ordre que ce Dinochau. Ses comptes sont très-bien tenus. Il ne les présentait pas, ou, s’il les présentait il ne les touchait pas ; mais il les tenait avec soin : c’était toujours une satisfaction. Il aimait trop les lettres : c’est ce qui l’a tué. La mère Dinochau, qui dirigeait avec lui le cabaret de la rue Bréda, avait voulu que son fils devint un homme instruit. Dinochau fit ses études au collège de Blois. Au sortir de ses classes, il reprit l’établissement maternel, où sa belle humeur, son goût pour la littérature et ses heureuses dispositions à faire crédit ne tardèrent pas à attirer une foule de clients, mangeant bien, buvant sec et soldant la note en poignée de main. Toute la Bohème du temps à défilé dans ce premier étage de la rue Bréda, sanctuaire interdit au vulgum pecus du rez-de-chaussée, que décorait une glace de 18 francs et un portrait-charge du patron, avec cette inscription typique : « Eh bien ! quand la débouche-t-on ? » On ne payait pas Dinochau, mais on le tutoyait. Ceux qui lui durent et qui lui doivent encore tant de biftecks et de fricandeaux l’ont laissé choir à l’hôpital, mais après l’avoir rendu immortel. Banville et Monselet l’ont chanté. Il a été pendant vingt ans une de ces figures de Paris. On peut mourir après cela. Pourtant, un jour, Dinochau s’avisa de présenter sa note à Privat d’Anglemont : il choisissait bien son homme ! Il avait été poussé à cette démarche inconsidérée par Murger, qui lui avait fait croire que Privat venait d’hériter d’une tante millionnaire. La note était de 800 francs. Privat crut d’abord que Dinochau voulait plaisanter. Puis il essaya de prendre la chose en folâtrant : il venait de recevoir à la Revue des Deux Mondes un grand travail, qu’on devait lui payer 300 francs la feuille ; il avait conclu la veille, avec un célèbre bottier des boulevards, un marché d’or pour la rédaction de ses prospectus, etc., etc. Mais enfin, poussé à bout par une insistance gênante, il se leva, et, se drapant avec dignité dans son paletot noisette : « Dinochau, fit-il de sa voix de rogomme, je te croyais un homme distingué, mais tu n’es décidément qu’un pignouf. Je m’en vais, puisqu’on se conduit avec moi d’une façon aussi mercantile, et l’on ne me reverra jamais plus de ma vie ! » Devant cette menace terrible, Dinochau resta un moment consterné. Puis il se précipita sur Privat d’Anglemont, qui se dirigeait à pas lents vers la porte, et, le saisissant à bras-le-corps, il le supplia de revenir à sa place et de lui pardonner. Privat n’avait pas de fiel : il revint et demanda une entre-côte, avec une bouteille de corton à 3fr.50. Un an après, la note était de 1,600 francs. Mais Dinochau ne fit plus à Privat l'injure de la lui présenter. |
Pauvre Dinochau !
2 commentaires:
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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.
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Merci, Tenancier. On est, d'un coup,transporté sur une autre planète avec un tel texte !
RépondreSupprimerEn tout cas, l'on me pardonnera cette pirouette, c'est de cette bande de pique-assiette que l'on pouvait dire qu'ils dînent au chaud (et à l'oeil, qui plus est).
RépondreSupprimerCe pauvre Dinochau n'aurait-il pas, par ailleurs, inspiré quelqu'homme de lettres oeuvrant à la gloire d'un bretteur de panache ?
Otto Naumme