Jérôme Paturot Feuilletoniste - I


[...]
De l’idée spéculative, je passai à la réalisation. Je rédigeai quelques feuilletons qui devaient servir de types et de spécimens de ma manière. Vous dire, monsieur, à quel point je soignai ce travail, serait impossible. Ni mon poème babylonien, ni mes sonnets, ni mes articles de l’Aspic, n’avaient tendu à ce point les ressorts de mon esprit. Je fis trois nouvelles, trois chefs-d’œuvre, je puis le dire sans vanité aujourd’hui que je ne rédige plus que des prospectus de bonneterie. « Heureux le journal, me disais-je, sur qui tomberont mes préférences ! » Je délibérai longtemps pour savoir à qui je porterais ce fruit de mes veilles, et me décidai enfin en faveur d’un fort organe accrédité de la publicité parisienne. Une lettre de Recommandation assez pressante m’introduisit auprès du rédacteur en chef, qui me fit un accueil plein d’affabilité et de bienveillance.
Ce rédacteur en chef était un petit homme, jeune encore, mais amaigri par le travail. Son regard, froid en apparence, s’éclairait de temps en temps d’une finesse soudaine et d’une pénétration particulière. Il y avait en lui un mélange de bonhomie et de réserve qui n’était ni sans grâce ni sans dignité. On pouvait voir que l’habitude de juger les hommes l’avait rendu à la fois attentif et circonspect. Il ne se livrait que peu à peu et jamais tout entier. Du reste, il subissait les visites dans le genre de celles que je lui faisais alors comme un accessoire obligé de fonctions assez délicates. Aux prises avec des amours-propres peu traitables, il cherchait des diversions pour les rendre moins farouches, et des formules pour les apprivoiser. Ces ménagements n’étaient pas toujours couronnés de succès, mais la politesse des formes n’en demeurait pas moins une des qualités de l’emploi et de nuances du rôle.
Quand j’eus décliné le but de ma visite, le rédacteur en chef toussa ; c’est le prologue ordinaire de ceux qu’une réponse embarrasse. Enfin, il se décida à parler.
« Môsieur aurait le dessein, dit-il, de s’essayer dans notre feuilleton ? Nous sommes un peu encombrés pour le moment ; il y a des traités passés avec des auteurs en vogue. Cependant, on pourra voir ; j’aime les essais, mes sympathies sont pour la jeunesse…
— Croyez bien, Monsieur…
— Mon Dieu, qu’étions-nous hier encore, môsieur ? Des débutants comme vous, cherchant une porte qui voulût bien s’ouvrir, un débouché à nos pensées, un organe, une tribune. Qui de nous n’ passé par là ?
— Monsieur, vos paroles m’encouragent. Permettez-moi de vous dire rapidement ce que j’ai voulu faire. Je crois que j’ai trouvé une veine encore inexploitée dans le domaine de l’art. »
A ce dernier mot, je vis mon interlocuteur se renverser dans son fauteuil comme un homme qui se résigne, mais qui a désormais une opinion faite. J’étais jugé. Cependant je ne me rebutai pas. Rappelant mon courage et soutenu par la conscience de mon œuvre, je développai ma théorie et expliquai à quel point de vue j’avais compris le feuilleton. C’était une corde très-sensible que je touchais là ; je m’adressais à un maître expert en la matière. Ainsi ne me laissa-t-il pas aller jusqu’au bout.
— Môsieur, dit-il en m’interrompant, brisons, s’il vous plaît. Ce que vous appelez la question d’art ne peut venir qu’en seconde ligne lorsqu’on s’adresse à un public nombreux. Voyons, ne sortons pas des réalités. De quoi se compose la masse des lecteurs de journaux ? de propriétaire, de fermiers, de marchands, d’industriels, assaisonnés de quelques hommes de robe et d’épée ; encore sont-ce là les plus éclairés. Eh bien, dites maintenant quelle est la moyenne de l’intelligence de cette clientèle ? Croyez-vous que vos théories sur l’art pourront la toucher, qu’elle s’y montrera sensible, qu’elle vous comprendra seulement ? Quand on parle à tout le monde, môsieur, il faut parler comme tout le monde.
— Mais, monsieur, répondis-je, sans vouloir lutter contre une expérience pareille à la vôtre, ne peut-on pas croire que précisément parce que l’on a sous la main un public nombreux, il faut essayer de l’élever au sentiment de l’art, et non faire descendre l’art jusqu’à lui ? Certes, tout habitant de l’Attique n’était pas Phidias, et cependant les marbres de Phidias étaient admirés de toute l’Attique. Quand Cicéron occupait la tribune aux harangues, il ne s’inspirait pas du goût de son auditoire, mais lui imposait le sien. Un véritable artiste n’obéit pas. Il règne.
— Môsieur, répliqua le vétéran du feuilleton, quand on fait un journal, on n’est ni orateur, ni statuaire. On vise à un grand nombre d’abonnés, et la meilleure théorie est celle qui les fait venir. Vous parlez d’ailleurs de deux siècles éminemment artistes, de deux peuples qui suçaient avec le lait le goût des grandes choses. Rien de pareil ici. Nous vivons dans un siècle bourgeois, môsieur, au milieu d’une nation qui s’éprend de plus en plus pour la camelote. Que faire ? résister ? se retirer sur le mont Hymète pour y vivre du miel de la poésie ? Il faut être très-jeune pour avoir de ces idées, et vous vous en guérirez.
— Ce serait une triste cure, dis-je en étouffant un soupir.
— Pas si triste ! Écoutez, môsieur, votre candeur me plaît. Si vous consentez à vous laisser guider, nous ferons quelque chose de vous. Il s’est déjà formé dans la maison quelques adolescents qui sont parvenus à une célébrité européenne. Qu’ont-il fait pour cela ? ils ont compris leur public, et si vous voulez, après votre théorie, je vais vous exposer la mienne.
— Ce sera m’obliger, répondis-je en m’inclinant.
— Thèse générale, môsieur, aujourd’hui, pour réussir, il faut faire un feuilleton de ménage, passez-moi l’expression. Dégusté par le père et par la mère, le feuilleton va de droit aux enfants, qui le prêtent à la domesticité, d’où il descend chez le portier, si celui n’en a pas eu la primeur. Comprenez-vous quelles racines un feuilleton ainsi consommé a dans un ménage, et quelle situation cela assure sur-le-champ à un journal ? Désormais ce journal fait partie intégrante de la famille. Si, par économie, on le supprime, la mère boude, les enfants se plaignent ; la maison entière est en révolution. Il faut absolument le reprendre, se réabonner, pour rétablir l’harmonie domestique et le bonheur conjugal. Voilà, môsieur, comment le feuilleton joue désormais un rôle social, et s’est placé avec avantage auprès du pot-au-feu et de la batterie de cuisine.
— Mais encore, monsieur, répliquai-je en insistant, dans ces conditions mêmes, comment faut-il s’y prendre pour plaire à cette clientèle ? Vous savez qu’il en coûte à l’esprit pour se plier à des formes vulgaires, pour déroger, pour s’amoindrir.
— Bagatelle ! môsieur, bagatelle pure ! Quand vous aurez fait un seul feuilleton dans ce goût, cela ira comme de source ; vous en ferez vingt, trente, sans le moindre effort. Vous prenez, môsieur, par exemple, une jeune femme malheureuse et persécutée. Vous lui adjoignez un tyran sanguinaire et brutal, un page sensible et vertueux, un confident sournois et perfide. Quand vous tenez en main tous ces personnages, vous les mêlez ensemble, vivement, en deux, trois, quatre cent feuilletons ; et vous servez chaud. Il faut que vous m’ayez séduit, môsieur, pour que je vous livre ainsi le secret du métier.
— Je vous en dois mille grâces.
— C’est surtout dans la coupe, môsieur, que le vrai feuilletoniste se retrouve. Il faut que chaque numéro tombe bien, qu’il tienne au suivant par une espèce de cordon ombilical, qu’il inspire, qu’il donne le désir, l’impatience de lire de suite. Vous parliez d’art, tout à l’heure ; l’art, le voilà. C’est l’art de se faire désirer, de se faire attendre. Vous avez, je suppose, un M. Arthur a qui votre public s’intéresse. Faites manœuvrer ce gaillard-là de façon qu’aucun de ses faits et geste ne porte à faux, ne soit perdu pour l’effet ? A chaque fin de feuilleton, une situation critique, un mot mystérieux, et Arthur toujours Arthur au bout ! Plus le public aura mordu à votre Arthur, plus vous devez en tirer parti, le lui présenter comme amorce. Et si, dans un cas donné, vous pouvez mettre cet Arthur à cheval sur un renouvellement d’abonnés, en laissant les retardataires avec la crainte d’ignorer ce que devient le héros favori, vous aurez réalisé le plus beau succès d’art que puisse ambitionner un homme de style comme vous l’êtes.
— J’y tâcherai, monsieur, j’essayerai.

(A suivre)


Louis Reybaud : Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale - Édition illustrée par J.-J. Grandville (1846)

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