La comparaison a des limites, selon moi, elle s’arrête à la coïncidence des formes narratives. Homère n’est pas Dallas, Bobby n’est pas Ulysse et si la forme était ici un fixatif de la mémoire, là elle n’est plus qu’un conditionnement pour un objet de grande consommation. Troublant, tout de même… L’écrit a-t-il donc aboli une certaine forme de mémoire chez nous ? Cela a-t-il contribué à la naissance de la littérature, voire de notre culture ? Quels sont donc nos points de comparaison avec une civilisation entièrement orale et qui ne reposerait donc que sur la mémoire ? Que vaudrait-elle face à une autre dont l’écrit – les tables de lois – serait le pilier de la société. Gaulois contre Romains ? Sans doute l’écrit fut un facteur d’enfermement de toute une société à partir du moment que l’écrit était enfermé dans la parole sacrée ou le texte canon. Sait-on assez que la lecture, pendant longtemps fut faite à voix haute ? C’est l’intériorisation de l’acte de lire qui fit le schisme ou la dissidence. C’est à partir du moment ou l’écrit fut désacralisé et non fixateur – c'est-à-dire qu’il autorisait le commentaire ou la réfutation – qu’il fut un facteur de développement de la pensée. Mais combien de temps fallut-il pour en arriver là ? Fallut-il l’apparition des clercs, bien plus que les théologiens, pour sortir d’un système de pensée univoque et dont les sciences étaient fixées par écrit depuis l’Antiquité ? La chose n’est pas si monolithique, pourtant, certaines cultures ont fait du livre un objet de dialogues et d’interrogations, au beau milieu de brusques autodafés qui essaimaient dans l’Occident chrétien. L’humanisme de la Renaissance, la diffusion de l’art typographique ont entériné cette mise à l’écart de la mémoire dans le redéploiement du monde : l’œuvre de la nature ou des dieux est fixée dans les lettres, dans la représentation picturale, dans une représentation scénique dont la mémoire n’est plus que l’auxiliaire d’un étiquetage, d’une classification, comme un porteur de clé dans une immense prison panoptique…
Nous vivons actuellement une mutation du texte, un enrichissement du signe (l’hyperlien), un effacement progressif de l’immédiateté de la mémoire remplacé par l’acte réflexe de cliquer sur le lien, de s’y perdre souvent.
Quel effet cela aura-t-il sur notre mémoire, individuelle, sociale ou historique ?
Le dieu Pan nous aura-t-il perdu, enfin ? Sommes-nous condamnés à errer hors du paradis de la mémoire, prisonniers de nos pages devenues volatiles.
Ou serait-il encore temps que nous récitions en d’infinis variations les récits de nos mythologies personnelles, que la mémoire nous revienne, fort curieusement, dans de curieuses obsessions communes, nullement millénaristes, étranges et familières... nocturnes ?
Mnémosyne est-elle encore vivante ?
Qu’en pensez-vous ?
Pendant ce temps-là, le Tenancier retourne à la buvette, merci d'avoir été patients.
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(*) – Florence Dupont : Homère et Dallas – Hachette, 1991
Je ne savais pas que Dallas était le Homère d'alors...
RépondreSupprimerOtto Naumme
Ce qui est bien, lorsque l'on met un peu de soi dans un texte, c'est de contempler la réaction que ça suscite...
RépondreSupprimerÇa encourage.
Lorsqu'on y met un peu de soi, le texte devient évidemment soyeux…
RépondreSupprimerMais le précieux cocon de la mémoire me semble condamné à disparaître à brève échéance : plus nul besoin aujourd'hui de faire effort pour apprendre et mémoriser puisqu'il suffit d'une simple requête Gougueule pour trouver le renseignement désiré : la citation exacte, le titre du film ou son réalisateur, la formule chimique, la démonstration mathématique, que sais-je…
Or la capacité de mémorisation me semble l'un des facteurs essentiels de l'apprentissage de la faculté de penser…
Je ne parle pas de notre génération, qui a encore été formée à la mémorisation (moins cependant que les précédentes : certains savaient jadis par cœur des épopées entières, voire des recueils de poèmes ou des récits — il me semble que Rousseau l'assure au début des Confessions à propos de Tacite), mais de celle qui surgit aujourd'hui, à propos de laquelle je nourris de grandes craintes.
Crainte partagée...
RépondreSupprimerJ'avoue que ma fille butant sur une bête multiplication, ça m'a fait froid dans le dos également. Sans craindre de faire du "vieux-connisme"...
RépondreSupprimerOtto Naumme
Satin de soie, ce petit billet qui fut tissu d ce que vous inspira cette latiniste.
RépondreSupprimerIl est difficile à mon sens de se prononcer sur ce que donnera le développement du cerveau passif tel qu'il s'opère depuis une dizaine d'années. Pas sûre que ce soit au détriment du cerveau actif qui s'emploiera peut-être à d'autres choses qu'à mémoriser.
ArD