Les "offices"
(2e round)


On vous a précédemment exposé le fonctionnement du système de l’office de librairie. Il n’est pas rare du tout de trouver des libraires pour s’en plaindre, insinuant que ce système leur était imposé. Mais en fait, l'est-il ? On ne le croit pas un seul instant. A tout moment le libraire peut décider de refuser de travailler de cette manière et aucun éditeur n’a le pouvoir de l’y contraindre. Mais alors, pourquoi est-ce si difficile ?
Faisons un retour dans un passé relativement proche, à l’aune de l’histoire du livre, puisque nous allons nous reporter à l’immédiat après-guerre.
Cette époque est marquée par un important renouveau du livre. Plusieurs années de censure avaient oblitéré des pans entiers de la littérature mondiale. Le lecteur français n’avait de loisirs que dans la littérature ancienne ou celle avalisée par les occupants. Ainsi, si l’on ne désirait point lire les collaborateurs et si l’on avait quelques difficultés – évidentes - pour se procurer la littérature clandestine, restaient les romantiques français ou allemands, traces que l’on retrouve parfois dans les essais qui tournent autour de la littérature et de la philosophie, comme dans les textes de Bachelard, par exemple. On se doute que la Libération fut l’occasion d’un important raz-de-marée littéraire où nouveaux auteurs et anciens, souvent anglo-saxons, submergèra les rayons des librairies. Citons aussi bien Melville qu’Erskine Caldwell, Faulkner ou Hemingway, etc. Il ne faudrait pas non plus oublier le cortège immense de romans populaires, intronisés par la Série Noire et par la myriade de petites collections plus ou moins satellites, à l’inspiration inégale et dans laquelle allaient s’exprimer des imitateurs parfois talentueux, comme Vian aux Éditions du Scorpion. La demande de livres fut considérable, bien que très souvent le papier en fût de très mauvaise qualité, le rationnement de cette matière s'étant fait sentir bien longtemps après que d’autres rationnements eurent pris fin.
Et les libraires dans tout cela ?
Eh bien leur situation était malaisée. La profession, comme tout commerce de l’époque avait été malmenée par les années de guerre. La trésorerie restait somme toute modeste. Comment arriver à répondre à l’avidité de lecture qui régnait alors ? Rappelons qu’à l’époque, le libraire était un commerçant qui entretenait un fonds avec une rotation assez lente à l’égal, d’ailleurs, du travail de l’édition. Une nouveauté mettait du temps à apparaître, même si au tournant des années 30 un éditeur comme Bernard Grasset avait jeté les bases du fonctionnement de l’édition contemporaine (nous y reviendrons un jour, si cela vous amuse…) Comment, donc, arriver à satisfaire une clientèle sans mettre en danger le fonctionnement de ce commerce ? C’est que tout s’accélérait et l’on risquait fort de commander des ouvrages pouvant être rapidement périmés. Il semble bien que le système des offices fut à l’initiative des libraires eux-mêmes. Cette information me fut confirmée par M. Henri Desmars, libraire et historien du livre. Et cela se tient. Ainsi, à côté d’un fonds à rotation lente, le professionnel pouvait espérer faire face à une demande accélérée de livres sans risquer de rester avec un fonds invendable. Par ailleurs, l’éditeur ne pouvait que souscrire à une proposition qui lui apportait un budget régulé…
Ainsi, le flot des nouveautés se régula et occupa de plus en plus de place au sein de la librairie. Reste que de nombreuses collections continuaient leur existence paisible. Des pans entiers de littérature classique (souvenons-nous des Garnier Jaunes qui se déclinaient du reste en quelques séries luxueuses) ou de collections consacrées au beaux-arts (comme L’Univers des Formes) continuaient une sorte de majestueuse existence, ponctuée ça et là de la parution relativement discrète d’un nouvel opus.
Comme on le constate actuellement les choses ont changé. Et assez peu subtilement. Exit les Garnier Jaunes et L’Univers des Formes, rares sont les livres dans une librairie qui ne sont pas retournables. Cela s’est entériné entre le milieu des années 70 et les années 80. La rationalisation et les gestionnaires imposèrent la disparition d’un stock qui s’inscrivait au passif du compte d’exploitation. Il n’est du reste pas innocent que les inventaires de librairie se font aux plus creux des livraisons d’offices et hors période de fêtes. Cette fièvre éradicatrice du fonds se fait sentir également chez les éditeurs qui ont supprimé nombre de collections dont la rotation n’était pas satisfaisante. Il n’est pas anodin de savoir que le contrôle de gestion de nombre d’éditeurs doit beaucoup à celui qui est pratiqué dans la presse, pondéré tout de même par le fait que la périodicité est légèrement plus longue qu’un produit de presse.
Quoique.
Cette évolution « naturelle » du stock de librairie tient à plusieurs causes et à plusieurs acteurs. Pour le moment, nous n’avons impliqué que le libraire et l’éditeur. En réalité, il y en a d’autres. Mais nous réservons nos cartouches !
En somme, le métier est perverti par un système qu’il a lui-même mis en place. De plus en plus, l’office a grignoté l’exploitation du fonds de librairie. Certes, quelques professionnels continuent d’exploiter un rayon suivi… enfin presque. Il arrive que ces ouvrages de fonds soient le fruit d’une promotion de la part de l’éditeur qui s’apparente à l’office bien que cela ne concerne pas les nouveautés. Le livre est retournable avec le même système de crédit sur le compte. En définitive, la présence de ces livres n’est pas redevable aux désirs du professionnel. On peut vérifier cette volatilité, si l’on est patient et un peu pervers, d’une année sur l’autre (fort heureusement, il reste encore quelques personnes qui travaillent différemment…)
Alors quoi ? Ces livres appartiennent bien aux libraires, non ? Cela a été payé.
Ah oui certes, ils sont à lui. Mais il ne les a pas choisis expressément, et il peut les retourner.
On vous laisse y gamberger jusqu’à notre prochain round.
Celui-ci sera l’occasion de revenir sur le fonctionnement de la distribution du livre.

18 commentaires:

  1. Oui, grand merci. C'est passionnant de vous lire, car vous avez une belle approche, bien à vous, et de belle plume. Pourquoi l'histoire du livre et de l'édition est-elle parfois lourde à digérer, alors qu'ici nous sommes suspendus à vos lèvres, euh à notre écran (mais on est passé de l'autre côté, on est au milieu de vos livres, on vous suit partout, on ne vous lâche pas...).
    Grand merci, oui, vraiment.

    Et comment Bernard Grasset...oui on veut savoir, on n'est pas pressé, vous avez tout le temps, mais n'oubliez pas, on vous le rappellera :)

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  2. Pour l’icône du 3e round, "La Vérité" (1870), de Jules Joseph Lefebvre :)

    http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8b/Truth.jpg

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  3. Encore un round édifiant, Tenancier ! Vous allez finir par nous mettre K.O, c'est certain.
    Et dans tout ça, on voit bien que des poids plume comme nous-autres ne sommes pas de taille à lutter contre les poids lourds d'un système...
    Ah, misère de misère !
    Mais, bon, il nous reste l'espoir.

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  4. Merci, en effet, pour ce billet qui m'éclaire sur un pan de l'histoire de la librairie que je ne connais guère (faut que je révise mon Chartier & Martin…)
    Serait-il possible de dater précisément cette instauration du système des offices par les libraires eux-mêmes ? Car je me demande si une autre cause n'en a pas été la concurrence due à la création du Club Français du Livre, qui fonctionnait sur souscription sans passer par le réseau des librairies, avant la réaction qu'a constitué le Club des Libraires de France, à l'instigation de Bernard Gheerbrandt.

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  5. Je ne saurai, George, le situer exactement pour le moment. On fera éventuellement des recherches. Je pense que ce dispositif n'est pas dû à la création de ce club mais surtout que cela s'est établi en parallèle face à la demande extrêmement massive de livres dans l'immédiat après-guerre. Gheerbrant fait état de chiffres éloquents en la matière dans le livre qu'il consacra au Club des Libraires de France (IMEC Éditions, 1997). Du reste la disparition de ces clubs n'entraîna pas la disparition du dispositif des offices qui alla en s'accroissant. Cet argument est certes un peu spécieux parce que d'autres facteurs sont intervenus depuis, je le reconnais.
    Je pense qu'il ne faut pas charger plus qu'il n'en faut ce système qui a tout de même permis à beaucoup de libraires de faire face à une période critique et même au-delà.
    A mon avis, ce n'est pas dans Chartier et Martin que vous trouverez provende. Tâchez de retrouver le livre d'Henri Desmars : Histoire et commerce du livre qui n'est pour une fois pas le point de vue des éditeurs ou des chartistes mais d'un libraire professionnel (ce n'est pas un terme redondant...)

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  6. Si vous le permettez :), nous notons aussi "Histoire du commerce du livre", d'Henri Desmars.

    Toute à mon émotion de la 1ère lecture de ce second round, je n'ai même pas pensé à dire que ce qui m'a interloquée (à la fois d'en prendre conscience et de n'y avoir pas pensé toute seule), c'est cette privation de livres pendant la guerre, à cause de la censure de tout un pan de la littérature mondiale par les occupants, et comment les lecteurs français n'avaient que la littérature ancienne ou celle des contemporains qui avaient collaboré avec les nazis ; et donc cette boulimie après-guerre et la nécessité pour les professionnels de trouver des solutions pour répondre aux besoins (j'aime à dire 'besoins' avant 'désirs').
    Le sentiment qu'ensuite la boulimie ne s'est jamais arrêtée. Quoi que l'on pense de tout ce qui s'écrit (littératures consentante et concertante telles que les dénomment Viard et Vercier), à côté de la littérature "déconcertante", j'ai toujours bonheur à être dans une librairie. Lieu "plein", en sus d'être plein de livres :)

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  7. Ajoutons - en moins lyrique, et je le regrette - que des éditeurs français participèrent à cette censure.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_Otto

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  8. Vous citez les Classiques Garnier. Je m'étais interrogé autrefois sur la destinée de cette collection, qui avait disparu :
    http://feuilly.hautetfort.com/archive/2008/02/29/classiques-garnier.html

    Depuis, il semblerait que les Classiques Garnier se portent mieux :
    http://www.classiques-garnier.com/editions/

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  9. Ce que révèle ce lien que vous donnez, Tenancier, vers "la liste Otto", est très grave.
    Je savais qu'il y avait des compromissions, je ne savais pas lesquelles.
    J'entends alors autrement ce terme de rounds.
    Je n'ai plus envie de sourire. C'est un coup.
    Je ne perdrai pas un mot de ce que vous pourrez écrire dans la suite.

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  10. Oui, Feuilly, il faut tenir compte du fait que je suis désormais éloigné de la librairie de neuf depuis un certain temps et que certaines informations peuvent dater. Je me réjouis également que cette collection perdure.
    Michèle, un ouvrage paru il y a quelques années sur l'édition française sous l'occupation était très éloquent sur le sujet, c'était le livre de Pascal Fouché, à l'IMEC. Chez le même éditeur, vous avez également le livre de Pascal Loiseaux, qui repose sur la documentation de l'Office de propagande du livre nazi. J'ai eu dans les mains, dans le temps, les différentes éditions de la liste Otto, je puis du reste vous dire qu'elle fut vendue à une personne qui travailla dessus. Elle n'est pas passée dans les mains d'un collectionneur morbide.

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  11. Je viens de lire les textes donnés en lien dans la page wikipédia sur la liste Otto, et notamment :
    "L’édition française sous l’Occupation (1940-44", d'Anton Ridderstad, de l'Université de Stockholm, ainsi que
    "Élus et bibliothécaires aux prises avec la censure", communication faite en 2005, par une sociologue à l'Association des Bibliothèques Départementales de Prêt, qui élargit son propos au système d'acquisition des livres. C'est édifiant, même si je connais beaucoup mieux cette question.
    Merci de la bibliographie que vous m'indiquez.

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  12. Il est des jours où l'on aimerait porter un autre prénom pseudonymique...

    Otto Naumme...

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  13. Otto, je vous comprends bien...Mais cet Otto-là était tout sauf "Otonaume".

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  14. Les Classiques Garnier se portent effectivement mieux que voici quelques années, lorsque Flammarion avait soldé tout le stock restant (au moment de leur déménagement de la rue Racine, me semble-t-il) au réseau Mona Lisait.
    Mais tout de même, la majeure partie du fonds constitué durant un gros siècle a complètement disparu du catalogue, notamment tous les classiques antiques bilingues latins ou grecs, qui représentaient une quantité de textes nettement plus considérable que ce qui a ensuite été publié par la collection Guillaume Budé, aux Belles-Lettres (collection créée par réaction anti-boche au début du XXème siècle, car les lettrés de l'autre côté du Rhin effectuaient alors un travail remarquable dans ce domaine — mais ceci est une autre histoire…)

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  15. Ce n'est pas Flammarion, si je me souviens bien, mais Bordas, qui avait repris le fonds. Vous confondez sans doute, George, avec la collection de poche Garnier-Flammarion, qui était à l'origine un reprise en format poche des Garnier jaunes mais pas par Garnier lui-même...

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  16. @ Georges WF : effectivement, on ne retrouve plus l'intégralité du fonds dans la nouvelle mouture des Classiques Garnier. Il y a beaucoup plus de textes critiques, de textes "sur" un auteur ou une période.

    Pour les textes antiques, notons que les Belles Lettres possèdent une collection de poche bilingue à un prix abordable. C'est bien aussi, même si beaucoup d'auteurs ont disparu.

    Et puisqu'on parle ici des livres que le lecteur risque de trouver dans une librairie, notons que les auteurs antiques sont souvent le parent pauvre. A part quelques célébrités étudiées au lycée, on est loin de trouver toute la collection des Belles Lettres. Il faut savoir qu'ils existent et les commander.

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