A cette époque, au tout début des années 80, donc, il y avait là un "drugstore". Autrement dit, une grande surface découpée en plusieurs magasins "indépendants". On y trouvait une cafétaria, un marchand de journaux, un magasin de disques, un autre d'objets divers (cela allait des piles aux collants en passant par les mugs, par exemple), un supermarché alimentaire et, donc, une librairie.
Qui, en soi-même, n'avait pas grand-chose de remarquable. Si ce n'est l'étonnante population qui tenait lieu de vendeurs et de responsables – une "particularité" qui caractérisait, en fait, toutes les boutiques du drugstore. Pour résumer, l'ambiance tenait parfois plus de l'asile de fous que du magasin de grande consommation…
Lorsque je suis arrivé dans cette librairie, du haut de mes presque 20 ans, j'avais les cheveux jusqu'en bas du dos (ce qui ne manquerait pas d'étonner nombre de ceux qui connaissent ma calvitie actuelle…), souvent un bandeau et une queue de cheval pour tenter de domestiquer cette toison, des chemises grand-père, bref, un look tout à fait adapté à la vente, on en conviendra… J'ai atterri là parce que mon père connaissait l'une des responsables de l'endroit. Auparavant, j'avais travaillé comme dactylo en intérim (imaginez la tête des cadres sup' de l'époque, attendant une secrétaire accorte, et voyant débouler à la place un grand escogriffe aux cheveux longs et pas rasé qui, en plus, savait vraiment taper à la machine, ce que ces braves cadres arrivaient à concevoir uniquement après m'avoir observé pendant une bonne demi-journée, penchés au-dessus de mon épaule). Un peu las de ces expériences, et ayant conclu de mes premières tentatives que, si je souhaitais manger régulièrement, j'avais tout intérêt à me trouver un autre métier que celui d'écrivain auquel j'avais rêvé, mon paternel m'a proposé l'alternative de travailler dans un atelier de restauration de véhicules anciens ou de m'orienter vers la librairie. Après hésitations (si si, j'ai toujours un faible pour les voitures d'époque), j'ai donc opté pour la librairie.
Et je suis arrivé, tout timide, dans ce lieu où j'ai eu l'impression de côtoyer une bande d'extra-terrestres sous acide. Comment dire… Pas un des membres du personnel ne pouvait être qualifié d'autrement que d'excentrique. Prenons par exemple le kiosque à journaux : il était tenu par un homosexuel espagnol éminemment sympathique, d'une cinquantaine d'années, un peu "folle", balançant régulièrement (et très ingénument) des énormités qu'aggravait encore son français parfois sommaire ; il n'aurait pas dépareillé dans "La cage aux folles". Son assistante était une ravissante jeune femme un peu évaporée qui, elle, passait son temps à tomber amoureuse tous les quatre matins et se faire arnaquer tout aussi vite. Le disquaire, pour sa part, était un toxicomane qui disparaissait parfois en pleine journée pour aller chercher sa dose. J'avais dans ces cas-là charge de le remplacer, tâche pas toujours drôle, quoiqu'il y ait eu des épisodes amusants : dans cette boutique en contrebas, il fallait descendre 3-4 marches à côté d'une rembarde de protection pour accéder aux rayons. Sauf que notre disquaire, rentrant un jour dans un état très "avancé", est passé directement par-dessus la rembarde : il avait tout simplement raté l'escalier… L'endroit valait aussi par sa clientèle. Il y avait une bande de rockers (banane, santiags, blousons, toute la panoplie) qui traînait régulièrement dans le drugstore : pas bien méchants, surtout si l'on parlait avec eux et si on leur passait leur Johnny adoré. Il leur arrivait même de pleurer à l'écoute de certains morceaux ! Plus étonnant (pour l'esprit naïf que j'étais à l'époque), j'ai été dragué par un homme tenant un peu de la motte de beurre sur pattes, qui se prétendait ancien manager de Claude François et qui m'aurait très bien vu avec une veste à franges (et rien dessous je suppose…) à la fête qu'il organisait et à laquelle il m'invitait. Suite à cette première approche, je me cachais dans la réserve de la librairie à chaque fois qu'il passait la porte du drugstore, à la grande hilarité de mes collègues.
Le rayon "bric à brac" et le supermarché étaient gérés par une lesbienne dont l'amie travaillait à ce même rayon bazar et les scènes de ménage liées à la jalousie de la première étaient quotidiennes. Quant à l'autre employée du rayon, j'en suis tombé follement amoureux et… bref, c'est une autre histoire…
Revenons à la librairie, donc. La femme qui la dirigeait avait tout du glaçon, une femme blonde d'âge moyen, habillée de manière très impersonnelle, toujours économe de ses gestes et de ses expressions, coupante comme du verre dans ses remarques. J'ai vite compris le pourquoi de son attitude : son mari, jaloux maladif, passait ses journées devant l'entrée de la librairie et venait la harceler dès qu'elle avait eu le malheur de parler à un client… Elle avait deux assistantes. La première, dame très bourgeoise d'un certain âge, très distinguée, très prude et très "bonne famille", mais capable de sortir elle aussi des réflexions qui auraient fait rougir un charretier, notamment lorsqu'elle entamait son hilarant numéro de duettistes avec l'homosexuel espagnol du kiosque à journaux. L'autre, tout petit bout de femme à l'énergie incroyable (elle a fini par mourir de fatigue …), très "cul serré", revêche en apparence mais très attentionnée lorsqu'elle se découvrait, m'avait pris sous son aile, me confiant même la responsabilité du rayon science-fiction (un genre que j'adulais à l'époque) de la librairie. J'y reviendrais. Auparavant, je n'oublierai certainement pas de parler de J., le responsable de la réserve et du rayon BD. D'abord parce qu'il figure toujours parmi mes amis les plus proches. Mais aussi parce que, à l'époque, il incarnait de manière ahurissante Gaston Lagaffe (il déteste cette comparaison). J. habitait à 500 mètres à pied du drugstore mais je ne l'ai jamais vu arriver avec moins de deux heures de retard le matin. Responsable de la réserve, il était chargé de réceptionner les colis, de pointer leur contenu et de ranger les livres en rayons. En règle générale, du lundi au jeudi (la librairie était ouverte 7 jours sur 7), les cartons s'empilaient dans la réserve, J. passant son temps à lire des BD ou… à dormir dans la réserve. Puis, arrivé le vendredi, il s'attaquait à l'ouvrage et tout était réalisé dans la journée. Son comportement était parfaitement toléré par les responsables de la librairie, qui avaient vite compris qu'il ne servait à rien de râler après lui : qu'un client lui pose une question alors qu'il lisait une BD ou qu'un "chef" tente de lui remonter les bretelles, il regardait son interlocuteur et rigolait. Désarmant… Et comme le travail était fait…
Pour ma part, j'ouvrais de grands yeux à contempler tous ces étranges personnages autour de moi et je travaillais. Tout d'abord comme caissier-vendeur. Assis derrière ma caisse, je me contentais de faire les additions et de rendre la monnaie, voire de faire des emballages cadeau (j'ai même fini par en réaliser quelques-uns potables, pas beaucoup…). Tâches guère épanouissantes. Heureusement, comme dit précédemment, l'une des responsables, D., me confia le rayon SF puisque je lui avais avoué être fan du genre et que personne ne connaissait trop ce domaine dans la librairie. Ce qui fut une "révolution" pour la boutique ! En effet, en quelques semaines, j'avais commandé suffisamment de livres de mon genre préféré pour remplir un énorme rayon (j'avais sans scrupule poussé ou mis en réserve les ouvrages qui encombraient l'espace que je convoitais). Et j'avais parsemé la boutique des affiches promotionnelles des divers éditeurs du genre, sur les murs, pendant du plafond, sur les présentoirs, par terre ! Et, il y a prescription…, j'en avais également profité pour largement enrichir ma bibliothèque personnelle (je commandais deux exemplaires de chaque livre qui m'intéressait, un pour la boutique, un pour moi – je ne faisais là rien de plus que mes collègues, il faut le préciser…). En tous cas, ma méthode a eu du succès puisque je me suis rapidement trouvé à voir des habitués venir régulièrement chercher toutes les nouveautés du secteur, passer des commandes et parler avec moi. Ce qui me changeait agréablement des petites dames âgées qui, elles, n'apparaissaient qu'à chaque nouvelle parution dans la collection Harlequin : ces dames prenaient systématiquement les 5 ou 6 titres nouveaux, sans même regarder résumé ou titre, payaient et repartaient sans mot dire…
J'ai donc passé assez peu de temps dans cette boutique, principalement parce que le drugstore a fermé ses portes (il semblerait que la direction ne brillait pas par ses compétences de gestionnaire…). Ce qui donnait lieu à des scènes assez cocasses, tout le personnel, prévenu de la prochaine cessation de ses activités, fonctionnant alors en roue libre. Le soir, c'est dans d'énormes sacs plastiques que chacun embarquait les livres qu'il convoitait. Et je me souviens également d'un jour où J. revint du bout du magasin, plié de rire, en annonçant qu'un client était en train de voler un livre… Ce qui a provoqué l'hilarité générale sous le regard ahuri du voleur, qui ne savait plus trop quoi faire (il est vite parti, son bouquin sous le manteau…).
Je n'ai pas la prétention, à la lumière de cette expérience, de me prendre pour un véritable libraire, loin s'en faut. Cela n'a pas duré bien longtemps, et les conditions étaient tout de même assez particulières. Mais j'ai vécu là une tranche de vie marquante, qui m'a permis de connaître quelques crises de rire assez mémorables, de vivre un amour (très) malheureux et de nouer une amitié qui dure encore, trente ans plus tard. Ce qui est finalement un résultat plutôt positif…
Je signale que je ne suis pas cet ami de trente là. J'en suis un autre.
RépondreSupprimerNous savons bien que J. ne figure pas parmi vos initiales, cher Tenancier. Et, j'en suis heureux, j'ai plus d'un ami de trente ans.
RépondreSupprimerPour le reste, une précision, que je tiens à apporter après avoir relu ce (peut-être bien trop long) texte : la responsable du magasin, telle que je la décris, ressemble à un dragon. Il n'en est rien. Elle était effectivement très froide, mais uniquement parce que son taré de mari rôdait quasiment en permanence autour de la librairie (elle a fini par divorcer, s'épanouissant alors, d'après J., qui retravailla avec elle quelques années plus tard). Et dès que l'ostrogoth disparaissait, elle se dégelait. Pas au point de venir rigoler avec nous lorsque l'un ou l'autre partait en vrille, mais c'était une femme tout à fait sympathique, dans des circonstances normales.
Il fallait que cela fut dit !
Otto Naumme
Ainsi décrite, l'ambiance de ce droguestore que je n'ai pas connu m'évoque My beautiful laundrette.
RépondreSupprimerQue je n'ai pas vu, il faudra un jour que je rattrape ce manque...
RépondreSupprimerOtto Naumme
Le Tenancier est nettement plus discret sur ses activités parallèles en librairie, mais... grâce à vous, cher Otto, enfin, nous savons ce qu'une activité de libraire peut sécréter et engendrer, que diable ! Tout cela, éclairé au néon, j'imagine.
RépondreSupprimerArD
C'est en effet clair comme le néon milieu de la figure.
RépondreSupprimerNormal, me direz-vous, c'est "lettres et le néon"...
RépondreSupprimerOtto Naumme
Je trouve qu'il y avait un peu plus à dire sur le témoignage d'Otto. Ne le prenez pas en mauvaise part, mais je trouve que le recours systématique au jeu de mot a pour effet de couper toute amorce de dialogue autour de cet intéressant billet.
RépondreSupprimerPour ma part, si Otto m'avait déjà parlé de son bref passage en librairie, il ne m'avait pas raconté cela avec autant de détails. Ce qui m'amuse le plus, c'est lorsqu'il est dit que la maison a fermé pour cause de mauvaise gestion, il semble évident que l'évaporation rapide des ouvrages n'y était pas pour peu dans l'histoire.
En tout cas, compliments - très tardifs, certes, mais sincères, cher Otto - sur cette promotion subite qui vous catapulta responsable d'un rayon alors que vous étiez quelque peu béjaune dans la profession. Cela augurerait bien de votre carrière si vous aviez persévéré. La librairie de neuf était encore à l'époque une profession qui accueillait les lunaires et les artistes voire les rebuts de l'éducation nationale. Certes, on pouvait être formé et être nanti d'un diplôme, mais mon séjour relativement long dans cette partie du métier m'a donné peu l'occasion de voir de ces diplômés. En revanche, des artistes et des rêveurs, énormément. c'est peut être pour cela que je m'y suis plu et que je m'y complais encore.
Il y a de quoi regretter de ne pas avoir eu Otto avec soi...
Oh, mais, cher Tenancier, nous avons bien d'autres occasions de nous fréquenter...
RépondreSupprimerPour en revenir à cet épisode de ma "carrière", l'évaporation n'a eu que peu d'impact sur la chute du drugstore, je pense. Il faut bien voir que c'est l'ensemble du magasin qui a fermé, pas seulement la librairie (et il n'y avait pas d'évaporation, du moins à ma connaissance, dans les autres rayons).
Quant à ma promotion, je pense que c'est uniquement parce que la dame m'aimait bien. J'étais un peu dans la même veine "rêveur" que J., qu'elle appréciait aussi. Je crois qu'on l'amusait. Et puis ça ne mangeait pas de pain : si ça ne marchait pas, suffisait de réduire les commandes, point barre. Mais j'aurai certainement pu devenir un grand libraire, hein ? Avec des talons.
Otto Naumme
Cher Tenancier, je suis bien d'accord qu'il y aurait plus à dire, mais parfois nous manquons tellement de temps…
RépondreSupprimerOtto, votre expérience de commis-libraire me rappelle aussi ce que raconte Fred Deux, ici, à partir du morceau 17_01, si mes souvenirs sont bons.
Eh, bien cher Otto, je dirais que la vie nous rattrape au carrefour. Figurez-vous (pardon pour cet intermède un peu perso) que je débarquai à Paris en juillet 80. Figurez-vous que j'y étais accueillie et hébergée par une amie de fac, dans la capitale depuis un an. Figurez-vous qu'elle avait une chambre de bonne au sixième étage d'un immeuble bourgeois situé square Henri Bergson, cerné entre autres par le cercle militaire et l'église Saint-Augustin. Nantie d'un diplôme universitaire, elle était devenue gardien de nuit dans un hôtel à proximité, elle était hébergée par ses patrons dans un espace de neuf mètres carrés. L'immeuble était cossu donc, et il y avait l'ascenseur jusqu'au cinquième. Figurez-vous aussi que je traînais mes pénates au Drugstore St-Lazare et dans l'ancien passage du Havre (ah, cette boutique de trains électriques, entre autres). Et je me souviens de ce 14 juillet, où j'ai dansé avec un parapluie devant la gare St-Lazare, au son de Verchuren, oui à l'accordéon ! Figurez-vous que je viens de retrouver cette amie de 30 ans il y a trois jours, sur Copain D'avant et on se voit à Pâques pour bouffer des chocolats.
RépondreSupprimerBeau témoignage de Monsieur Otto, qui a la plume vive. Moi aussi je connaissais en partie cet épisode. Permettez à un ami de deux ans de vous cligner de l'œil, Otto et Tenancier.
RépondreSupprimerHervé.
Cher Hervé, vos mots me vont droit au coeur. Et c'est avec plaisir que je vous adresse également un clin d'oeil !
RépondreSupprimerChère CW, c'est avec effroi que je m'aperçois que votre commentaire m'avait complètement échappé. Et je vous prie de m'en excuser. D'autant que votre témoignage m'évoque tant et tant de souvenirs - le passage du Havre, oui ! (d'autant que je l'ai également connu dans une autre vie et d'autres circonstances autrement mouvementées...). En tous cas, j'espère que vos retrouvailles avec cette amie ont eu le charme de la nostalgie !
Otto Naumme