Encore les guillemets

Pour faire pièce au billet d’ArD paru ici même...




"Les guillemets simples et primaires ne signifient rien d’autre que la restitution littérale de ce qu’un autre a dit ou écrit. Mais les guillemets ironiques ne se bornent pas à citer d’une manière aussi neutre, ils mettent en doute la vérité de ce qui est cité et, par eux-mêmes, qualifient de mensonge les paroles rapportées. Comme dans les discours, cela s’exprime par un surcroît de mépris dans la voix de l’orateur, on peut dire que les guillemets ironiques sont très étroitement liés au caractère rhétorique de la LTI
Évidemment, ce n’est pas elle qui les a inventés. Lorsque, pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands se vantaient de leur culture supérieure et qu’ils regardaient de haut la civilisation occidentale comme il se fût agi d’une conquête bien superficielle et de moindre valeur, de leur côté, les Français n’omettaient jamais les guillemets ironiques lorsqu’ils évoquaient la « culture allemande* », et il est probable qu’il a existé un emploi ironique des guillemets, à côté de leur usage normal, dès l’introduction de ce signe.
Mais, dans la LTI, l’emploi ironique prédomine largement sur le neutre. Parce que la neutralité, justement, lui répugne , parce qu’il faut toujours un ennemi à déchirer. Si les révolutionnaires espagnols ont remporté une victoire, s’ils ont des officiers, un état-major, alors ce sont forcément des « "victoires" rouges », des « "officiers" rouges », un « "état-major" rouge » […] pas un seul article de journal, pas une seule reproduction de discours qui ne grouille de ces guillemets ironiques, et même dans les analyses détaillées, rédigées plus tranquillement, ils ne manquent pas. Ils appartiennent à la LTI imprimée comme à l’intonation de Hitler et de Goebbels, ils lui sont inhérents. »




Victor Klemperer : LTI, la langue du IIIe Reich – carnets d’un philologue
Traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot – Paris, Albin Michel, 1996
(P. 106 – Chap. 12 : « Ponctuation »)

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* : en français dans le texte.

4 commentaires:

  1. Ces «guillemets ironiques» de la L.T.I. s'appelleraient des «guillemets de distanciation» en L.Q.R.
    On avance à langue masquée, c'est sûr !

    ArD

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  2. Pas sûr, chère ArD. La distanciation tendrait à ce que l'utilisateur de ce guillemet ne s'implique point trop dans la citation. Or Klemperer le dit bien : "Mais, dans la LTI, l’emploi ironique prédomine largement sur le neutre. Parce que la neutralité, justement, lui répugne , parce qu’il faut toujours un ennemi à déchirer." Remplacez "neutre" par distanciation et, bien que le sens ne soit plus tout à fait le même, cela fonctionne encore... Cette ironie en question cache une implication que ne peut à mon sens avoir quelqu'un de distancié.

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  3. Oui ! Je m'étais exprimée courtement à tort, puisque ma litote ne fut pas perçue. Je signifiais que cette ironie de la langue du Reich, avait peut-être évolué vers une non-implication du locuteur dans la langue de la Ve République et qu'il s'agirait donc là d'un phénomène révélateur.

    ArD

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  4. Le "Langage Républicain" a les même rituels troublants parfois. Il y a certes les guillemets mais également le recours à des mots qui ont valeur incantatoire : "République", "Citoyenneté" et toutes ces balivernes qui furent également - et je trouve d'une façon plus démonstrative que LTI - démontées dans la novlangue de 1984... inspiré du reste par le vocabulaire en vogue dans l'Angleterre d'après-guerre. Vous avez raison d'étendre cela à la Ve République. Ces pratiques ne sont pas le propre du totalitarisme mais simplement du fait du mensonge et de l'usurpation continuelle que constitue l'exercice du pouvoir.

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