Des diffuseurs… ou des forçats du livre.

Le chiffre d’affaires des librairies est un fichu baromètre pour la société.
Denis Guedj, Le Théorème du perroquet

Pour faire suite à un billet d’humeur sur la distribution du livre dans ce mêmes colonnes accueillantes, j’avais menacé d’évoquer la diffusion. Vous étiez prévenus…
La diffusion consiste, pour faire court, à faire en sorte que les détaillants sachent qu’un livre existe. Ça a l’air simple, hein ?
Selon le site worldometers, « statistiques mondiales en temps réel », plus d’un million de livres sont parus durant l’année 2009 dans le monde. Même si je restreins cette chronique à notre petit territoire étriqué, ce sont environ soixante dix mille titres qui auront déboulés sur les tables de nos librairies en un an, représentant environ cinq cents millions d’exemplaires, tous genres confondus évidemment : du manuel scolaire à l’opuscule confidentiel d’aphorismes de comptoir.


La librairie « La Cerise sur le bec » Paris XXe 
(Cliché André Mazaingue)

De l’autre côté de cet Everest de pages, des points de vente. Combien sont-ils ? Difficile à établir car c’est une question de définition. Hervé Gaymard, rapporteur UMP de la commission des affaires culturelles, estimait le 1er décembre dernier à l’Assemblée nationale qu’il y avait en France « plus de librairies que sur l’ensemble du territoire des États-Unis ». Dont acte, admettons que son cabinet ait fait le boulot. Reste à savoir ce qu’il entend par « librairie » car, entre les quatre cent cinquante officines dites « de premier niveau » que visite un diffuseur comme Pollen — celui de votre serviteur en l’occurrence — et les neuf mille comptes que brandit le géant Hachette, il y a des… hum… « disparités », disons-le comme ça pour faire propre.
Qu’y a-t-il de commun entre le tabac de Ruffec qui a un sabot avec cinq exemplaires du dernier SAS et la librairie du fabuleux Max à Vaux, « Les Temps modernes » à Orléans, la fenêtre numérique de « Feuilles d’automne », la FNAC Forum, le rayon du Super U (*) ? Rien ! Que dalle, sinon que tous vendent des livres, ces prototypes uniques proposés à la vente par des personnalités à chaque fois particulières.
Entre cette masse imprimée et cette collection d’idiosyncrasies : le diffuseur. Et même, plus précis que cela : le (la) représentant(e). Il y a des infrastructures bien sûr, des directeurs et autres cadres mais, pour le libraire, chaque diffuseur est associé à un seul visage, celui qui franchit régulièrement la porte de son bouclard…
Sur les routes de son secteur, encombré(e) de sa mallette lourde comme un âne mort, il (elle) a quelques secondes montre en main pour parler à un « acheteur » d’un ouvrage de quatre cents pages qui fera autorité en matière de culture des pois dans les Andes, ou d’un roman où il est question d’un amour impossible entre deux êtres que tout oppose. Soit un bouquin plus que pointu et un résumé de la moitié de la littérature mondiale. Et tout cela se déroule sur le coin d’une caisse, sans cesse « dérangé » par des clients qui veulent la prescription du prof pour leur progéniture, la fiction du moment, un conseil pour la tante Agathe… À peine terminée l’entrevue, il faut repartir, recommencer, être convaincant avec un autre de ces libraires qui, chacun, est plus que chatouilleux à propos de sa particularité. Demain, une autre ville, un autre hôtel et d’autres interlocuteurs. J’ai vécu trois ans cette vie-là.
Cette avalanche d’images pour faire appréhender le trac qui étreint ce vendeur atypique au début de sa tournée : choisir des vedettes parmi ses « nouveautés » car sinon il ne vendra rien, répéter son « texte » qu’il lui faudra adapter à chaque fois, faire croire à cette impossibilité qu’il a lu tous « ses » livres, trouver « la » formule qui fera mouche…. Oh, évidemment, là aussi il y a de tout, depuis le moine-soldat jusqu’au cancre qui se vante de vendre des livres en ne lisant que « L’Équipe ». J’ai des noms.
Mais tout cela, c’est du passé… La précarité de plus en plus prégnante à l’ère numérique et, s’il existe un maillon de la fameuse chaîne du Livre qui a des cheveux à se faire, c’est bien le diffuseur et son bras armé : le représentant. Une enquête récente relayée par le MOTif montrait que près de la moitié des libraires, et plus encore en région parisienne très sollicitée, jugeait par trop intempestives les visites de ces tirailleurs du Livre… Lorsque j’étais libraire dans le Finistère, il y a quinze ans, je me souviens que pour que les représentants viennent « au bout de la terre » nous informer, nous promettions le gîte et le couvert : langoustines et édredon à l’œil pour avoir le sel indispensable de l’information. Aujourd’hui, il suffirait d’un clic pour avoir tout à sa porte. Mais est-ce bien vrai ?


Librairie, huile sur toile de Pierre-Luc Bartoli

L’informatique dont sont équipés tous les libraires délivre une information immédiate certes mais formatée, standardisée, bien mâchée. Et surtout, ceux qui ont les moyens de fournir ces renseignements en temps « réel » sont aussi ceux qui en auraient le moins besoin : les gros et les puissants. Résultat : de plus en plus de points de vente du livre — et aussi de librairies au sens noble — se contentent d’avoir des comptes actifs chez les cinq grands de la diffusion : Hachette, Éditis, UD Flammarion, Volumen et Sodis, lesquels regroupent entre 70 et 80% de la production, selon les domaines. Finalement, la plupart des détaillants, aussi prestigieux soient-ils (ou se croient-ils), supposent qu’ils n’ont plus besoin d’un rapport direct avec la diffusion.
Hélas, rien n’est plus faux… Malgré l’utopie numérique, le pourcentage de production n’a rien à voir avec celui de la création et, pour chercher une information, encore faut-il savoir qu’elle existe ! De plus en plus de libraires dignes de ce nom s’en remettent à leur machine normative, qui finit par passer du statut d’outil à celui de décideur : « Combien on a vendu du dernier Untel ? Trois… Bon, mettez m’en un, je réassortirais. » Ce qu’il ne fait jamais puisqu’il y a toujours un nouveau livre pour lequel il faut de la place.
La conséquence est évidente : nos librairies ressemblent de plus en plus à des fast-foods. Mêmes livres partout, ayant partout la même durée de vie.
Bien sûr, il y a des résistants, mais de moins en moins.
Je le vois chaque mois par les résultats que me transmet mon diffuseur.

Nicolas Grondin
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(*) - Même en « grandes surfaces », les disparités sont lourdes : l’Espace culturel Leclerc d’Ibos (65) est l’une des meilleure librairies du Sud-ouest.
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Nicolas Grondin dirige les Éditions de l'Arganier, ce billet est initialement paru sur  sa page personnelle, sur Facebook. Il en a chaleureusement accepté la publication ici. On l'en remercie.

4 commentaires:

  1. Si Nicolas cite ma librairie dans son article, il faut néanmoins ne pas perdre de vue que je ne vends que des livres d'occasion avec un minuscule rayons de livres neufs, considéré comme "rayon d'appoint" et que je traite généralement avec les éditeurs eux-mêmes parce que ceux-ci n'ont pas le luxe de bénéficier d'un diffuseur ni parfois même d'un distributeur.
    Je suis de toute façon, entièrement d'accord avec Nicolas Grondin sur le mécanisme qu'il décrit et la mentalité qui en découle. J'aurais pu signer ces lignes !
    On espère ici que ce billet aura été éclairant sur la situation de la librairie de neuf en France qui n'est en définitive guère brillante...

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  2. Excellent article, à mon humble avis, monsieur Grondin, et édifiant à bien des points.
    J'ai beaucoup aimé "l'amour impossible, résumé de la moitié de la littérature mondiale". Une manière de dire que tous les livres ont déjà été écrits ?

    Je réagirai surtout, vieux réflexe professionnel sans doute, sur cette "information" que le libraire peut récupérer via les médias électroniques actuels. Pour moi, justement, il ne s'agit pas "d'information", mais de "donnée". En fait, lorsque le libraire de Douarnenez se connecte sur le site de l'un des six grands diffuseurs que vous citez (ou sur un service du même type), que découvre-t-il ? Une liste de titres, sans plus (avec des prix et d'autres renseignements du genre, certes), soient des données "brutes". A moins qu'un "classement" (les meilleures ventes de la semaine ou autre truc du genre) soit là pour l'aiguiller. Parce que, pas plus que le représentant, il ne peut connaître les x milliers d'auteurs qui lui sont proposés.
    Passer de la "donnée" à "l'information", c'est bénéficier d'une sorte d'intermédiaire qui puisse, plus ou moins bien, de façon plus ou moins exhaustive, avec plus ou moins d'honnêteté intellectuelle et de rigueur, synthétiser ces données pour les transformer en information. Autrement dit, les "pré-digérer". Pas pour dire "ça c'est bien, ça c'est nul" mais plutôt pour aboutir non à une forme de conseil (ça, c'est le boulot - idéalement - du libraire face à son client) mais de classification : tel ouvrage est dans la même catégorie que telle autre, tel auteur plaira à qui aime Machin, etc. De quoi permettre au libraire de faire son choix en fonction de ce qu'il aime vendre et de ce qu'il estime que ses clients voudront trouver chez lui. Bien sûr, cela vaut pour les libraires qui "se cassent la nénette" à proposer à la vente une offre qui soit un tant soit peu singulière, personnalisée. Pour les grands "machins" qui débitent de la nouveauté au kilo, pas sûr qu'un quelconque employé (le proprio du truc se fout éperdumment de ce genre de choses, l'oeil rivé sur la colonne Crédit) ait encore la possibilité d'influer sur ce qui sera commandé.
    Ce "transformateur" de "donnée" en "information" (si je touchais à chaque ", je serais riche, itou pour les parenthèses...), ça peut être le(a) représentant(e) que vous évoquez dans votre article. Mais aussi le critique littéraire (avec les réserves plus haut mentionnées, sur la rigueur, l'honnêteté intellectuelle et toutes ces sortes de choses...).
    Mais tout cela ne fera pas forcément sortir le libraire des sentiers battus, partant à la recherche des ouvrages qui sont proposés par des éditeurs ne fricotant pas avec ces Six Gros. Comment être tenu au courant des sorties de l'Arganier, de Cynthia 3000, de l'Atelier In8, de l'Ane qui butine ou de Daily-Bul (clins d'oeil au Mystère...) ? Si l'on connaît déjà ces estimables maisons, en allant bien évidemment se renseigner sur les pages de leur site. Mais, en cas contraire ?
    J'aimerais pouvoir proposer la création d'un site où tous les petits (ou moins petits) éditeurs de France, de Navarre, de Belgique ou d'autres pays francophones pourraient venir annoncer leurs nouveautés et où les libraires pourraient venir "faire leurs courses". Mais bon, je ne suis pas du métier, j'en ai un à côté par lequel j'essaye tant bien que mal de me nourrir, il y a sans doute une multitude d'objections à la création et au fonctionnement de ce site, bref c'est pas gagné. Enfin bon, si ça peut constituer le début d'une réflexion...
    En tous cas, merci à Nicolas Grondin de son intervention très intéressante et pertinente.

    Otto Naumme

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