La plupart des libraires contemporains se soucient assez peu de donner le nom du papier d’origine à la suite de l’indication de pliage. A cela plusieurs raisons :
La première est simple, cette indication n’est plus à sa disposition, ni le colophon (en gros, c’est la justification du tirage), ni le filigrane ne permettent de savoir si l’on a affaire à un Pot, à un Jésus ou à un Raisin…
La seconde réside dans le fait que le gros des troupes n’a pas le temps de procéder à cette vérification. Tous fichent à tour de bras les ouvrages pour constituer des catalogues ou des listes de mise en vente sur le net. Si la vérification du format est théoriquement possible (vous mesurez le livre et multipliez par autant de fois que le cahier a été plié et, théoriquement vous retrouvez le format de la feuille) cette pratique est contre-productive et assez idiote. Seul le chercheur peut voir de l’intérêt à cette opération. A ce compte-là autant donner le format final en centimètre et l’affaire est réglée.
Ce qu’appliquent quelques libraires et ils ont tout à fait raison de le faire ainsi.
Signalons au passage que cette façon de décrire les formats est appliquée couramment en bibliothèque et qu’elle est somme toute pertinente à de nombreux égards.
Force est de constater que tous ne se plient pas à cette pratique, dont votre serviteur.
On peut donner de bonnes et de mauvaises explications à cela…
On invoquera dans les raisons un peu fâcheuses le poids de la tradition. Mais, mis à part les libraires de haute bibliophilie, on observera un certain relâchement dans cette tradition-là. On a vu des catalogues de vente être la simple reproduction de fiches bibliographiques, d’articles en vente chez de bons libraires sur le net ou, pire encore, la copie servile de répertoires annuels de ventes publiques dont les descriptifs sont rédigés par des personnes dont on peut parfois se poser légitimement la question de leur qualification en la matière. Nous avons sous les yeux quelques catalogues d’enchères publiques assez croquignolets et consternants, tout à la fois… (Pour être honnête, la plupart sont fait par de véritables experts et sont une indication accessoire que la vente sera correcte.) Nous avons ainsi vu certain bouquiniste recopier tout benoîtement un descriptif du genre « in-8° écu » (il sera peut être reconnu avec cette indication) et qui à ma question : « comment savez-vous que c’est un in-octavo Écu » me répondit : « Ben… c’est marqué dedans ! » en me désignant le fameux répertoire cité plus haut. Connaissant le livre dont il était question alors, le bouquiniste et le fait que ce n’était pas vraiment la même édition, la dénomination du papier était hautement conjecturale.
La grande majorité des confrères persiste désormais dans ces appellations car elles sont pratiques et recouvrent grosso modo des standards (même si en réalité, cela peut ne pas correspondre au format tel que je vous l’ai décrit jusqu’à maintenant). Ainsi, le format in-octavo correspond à peu près aux collection littéraires, les in-12 aux semi poches (pensons par exemple à la collection L’Imaginaire, chez Gallimard), etc. Le fait est que l’édition contemporaine a tendance à s’uniformiser. Cela tient en partie à un facteur économique. Comme je l’avais signalé nettement plus haut, le choix d’un format détermine la quantité de papier que vous aller utiliser et subséquemment un prix en rapport avec cette quantité de papier, car le papier se paye au poids et à la qualité (grammage ou nature du papier : bouffant, couché, etc.) On s’interdit à partir de là, de faire des rognes importantes, ce qui signifie « perte de papier », donc argent perdu et qui a pour résultat une ressemblance accrue des formats de livres au final.
Par ailleurs, la donne en matière de fabrication du livre a changé depuis longtemps. La majeure partie de la production de livres depuis l’après guerre se fait sur rotative et non à la feuille… Cette dernière méthode d’impression subsiste toutefois pour des tirages modestes et de luxe…
Que l’on se représente un immense rouleau de papier passant à toute vitesse dans une machine offset et produisant un tirage en une journée et on aura le sentiment d’un changement d’échelle. La fabrication du livre change et les conditions de sa fabrication ne permettent plus de déterminer son format par des critères anciens. Il n’est pas toujours possible de compter les cahiers. Il arrive que chaque feuillet soit rogné aux quatre côté et assemblé/collé dans la couverture. D’autres fois, il y a un nombre illogique de feuillets dans chaque cahier. Il n’est parfois même pas possible de compter le nombre de feuillets de couture à couture de chaque cahier (ce qui permet également et théoriquement de savoir à quel type de cahier nous avons affaire s’il n’y pas de signature)
Face à ce changement d’échelle, le libraire ne pouvait que se payer d’approximation ou de rigoureuse exactitude. On peut sans risque affirmer que la méthode qui consiste à décrire un format selon le pliage de la feuille originelle ne correspond plus à la réalité de la fabrication des livres courants – mais demeure valide pour les impressions « de luxe », à la feuille – et que le report du format en centimètres est sans doute le plus rigoureux mais guère évocateur par rapport à cette évaluation « à vue de nez ».
D’où vient donc cette habitude de nommer les formats d’après le pliage de la feuille d’origine ? Cela remonte certainement à l’époque ou le nom de libraire évoquait autant le commerce des livres que leur publication. En effet, le métier s’occupait à la fois de vendre, de revendre ou de commanditer l’impression d’ouvrages. Que l’on se souvienne, par exemple de La Lettre sur le commerce de la librairie, de Diderot qui est un texte sur la propriété littéraire, chose sur laquelle le libraire moderne n’a pas un rapport aussi direct que son homonyme lointain, pour des raisons très évidente : le libraire était alors un éditeur. Souvenons-nous encore des diatribes de Balzac contre ces mêmes libraires, honnis tout autant sous les oripeaux du vendeur que de l’éditeur. A cette époque, le libraire et l’imprimeur étaient naturellement plus proches puisque l’un et l’autre se fréquentaient à l’occasion de l’édition d’un texte. Le vocabulaire de l’homme de l’art ne pouvait que contaminer celui du boutiquier, dont le Tenancier qui rédige ces lignes n’est qu’un très modeste descendant. A cette époque, le commanditaire, n’était affublé du terme d’éditeur que comme qualificatif et nom pas comme un nom, voire une profession. Ainsi, si le commerce et l’édition du livre ont fortement changé depuis au moins deux siècles, celui d’imprimeur en est resté le pivot et le référent pour ce qui concerne les pratiques et les questions de vocabulaire. En effet, il fallait à l’époque tout autant définir les formats que la typographie et la nature du papier à utiliser pour un livre en projet et ce ne pouvait se faire que par le biais d’un langage précis et technique, celui de l’imprimeur ! Tout autant que maintenant, la détermination du coût d’un ouvrage passait par le prix du papier, denrée coûteuse et dont il fallait se monter économe. Naturellement, la question du format et du pliage des feuilles rentraient en ligne de compte également, informations données par l’imprimeur…
Ce volume des œuvres de Saint-Évremond
a été publiée par un libraire...
Détail.
La conclusion est malgré elle ambiguë. Les éléments qui permettaient de distinguer différents formats ne sont plus guère à la disposition des libraires et des bibliophiles. Ces indications, qui donnaient indirectement les dimensions du livre, étaient également précieuses pour ce qui concernait les autres aspects de sa fabrication : imposition des pages, type de brochage, etc. Tous ces indices aidaient parfois le chercheur lorsqu’il faisait une bibliographie ou rédigeait un aspect de l’histoire d’une maison d’édition. Ainsi, le changement de format de papier pouvait indiquer une rupture de l’éditeur d’avec un imprimeur ou alors la nécessité de passer à un autre format de papier seulement disponible dans un type de feuille ou un autre. La nature du papier lui-même était une indication précieuse, de par sa texture, sa composition, sa structure, son filigrane, etc. Certes, le commun des lecteurs et amateurs n’a pas besoin de cela. Cette tradition de description est issue de pratiques marginales liées au commerce du livre de luxe ou aux pratiques professionnelles alors qu’elle n’avait plus guère de raison d’être dans la librairie moderne et a fortiori dans la librairie de neuf.
Mais le fait est que cette façon de décrire les livres a débordé plus largement que son cadre luxueux, historique et quelque peu confidentiel, et que ces notions se sont affadies ou bien ont perdu largement de leur sens pour la plupart d’entre nous, simples lecteurs, faute d’éléments à relier entre eux. Dans un sens, c’est un fait rassurant : dans une sphère où la rationalisation des catalogues par les bases de données fait rage, ce principe d’incertitude donne encore un petit avantage à l’humain et à l’humanisme.
Cette apparente désuétude recèle également une très riche pratique du métier et c’est en connaissant ces notions que l’on arrivera à perpétuer le plaisir du livre ancien, moderne et également la création contemporaine.
On peut dire qu'avec sa série sur le format des livres, le Tenancier fait bonne impression.
RépondreSupprimerCela étant, on notera quelques abus de langage : "Force est de constater que tous ne se plient pas à cette pratique, dont votre serviteur."
Or donc, libraires comme feuilles de papier se plient (ou non), ici. Mais c'est avec soulagement que l'on remarquera ne pas devoir composer avec un Tenancier in-octavo...
Otto Naumme
Alors les libraires submergés par tous leurs ouvrages n'ont pas le loisir de faire leur métier, si je comprends bien.
RépondreSupprimerCela évoque la pratique d'un certain Tenancier, —in-octavo ou in-folio, comment savoir ?— qui pose des colles sans avoir les solutions.
Les moutons à cinq pattes, eux, avec leurs lunettes bien sûr, explorent avec délice le moindre aspect de leurs rares ouvrages, remontant le fil du temps à partir du moindre indice, et font d'un ouvrage certes parfois délabré, parfois mouillé, une petite merveille à leurs seuls yeux, parce qu'unique dans par le caractère artisanal de sa fabrication.
Rien n'est illogique.
Mais appréhender le savoir-faire de métiers qui nécessitaient un long apprentissage peut se révéler ardu.
Voir "le" Fertel ici.
http://polib.univ-lille3.fr/data/003/index.html
Bon :
RépondreSupprimer- Qui vous dit que je n'ai pas la solution ? Il faut laisser les autres se pencher sur les questions encore un peu. Je sais que nous sommes sur le ouèbe, mais pour une fois que l'on peut prendre son temps...
- Les libraires sont comme tous les autres commerçants. Ce sont des personnes vénales. Sinon, elle ne feraient pas de la librairie mais du bénévolat. Sachant qu'un libraire mange et s'habille à peu près comme tout le monde, calculez le pourcentage de livres mis en ligne et celui vendu ainsi que la marge qu'il en tire pour croûter. Faite un ratio nombre de livres fichés / temps passé à le faire et comparez à un vendeur de textile, par exemple. Ce qui prouve que dans la réalité consensuelle on a réellement moins le temps que dans le virtuel, où la précipitation est une règle assez artificielle. Cela ne retire en rien, du reste aux connaissances de nombre de mes confrères.
- Nanti de ces informations, demandez-vous pourquoi le libraire s'appelle comme cela et non "codicologue" ?
- Merci pour le lien.
Bonsoir Tenancier.
RépondreSupprimerDéjà vous dire que je me réjouis et de la teneur et de la tournure de ce billet-ci, comme de ceux des précédents jours.
Je profite de mon passage en vos "Feuilles d'automne" pour oser cette question qui, je crois savoir, est rarement soulevée : dans quelle mesure le format des livres n'est-il pas tributaire, aussi, de la matière des couvertures - déjà au toucher -, et inversement ?
En fait, Tenancier.
RépondreSupprimerAssociée au format du livre, la mention du format du papier révèle des indices nettement plus intéressants que ses dimensions, si je comprends bien.
J'ai bien tout lu en tout cas ! (Merci.)
ArD
Loin de moi toute intention critique, Tenancier.
RépondreSupprimerLa plupart des libraires mériteraient de rouler en Corvette.
Le libraire ne s'appelle pas "codicologue" parce qu'un codicologue ne lit pas, j'ai bon ?
Le dilettantisme des moutons à 5 pattes a pour unique point commun avec le labeur de l'homme du métier, le plaisir du livre.
Voire celui d'en parler, ce que vous nous permettez ici, alors moi aussi je vous dit : Merci !