Puisse cette intervention réamorcer la pompe de vos billets sur ce blog.
Sur l’impropriété du terme : le livre numérique n’est pas un livre
C’est la magie propre des mots : leur prononciation provoque une image. Dire « arbre » fait naître immédiatement, dans l’esprit du locuteur ou de l’auditeur, des racines profondément enfouies dans la terre, un tronc, des branches, parfois des feuilles et des fruits ; les formes, les espèces diffèreront peut-être, mais tout le monde se mettra d’accord sur une image et une description essentielles. Dire « livre » suscite également une image essentielle : un objet manipulable, composé d’une couverture, de pages rayées de texte, parfois illustrées. Personne, en entendant ce mot, ne se représenterait d’abord un e-book. De la même manière qu’on ne pourrait lui associer immédiatement l’image d’une tablette de cire, d’un rouleau de papyrus ou de parchemin, ou d’une stèle. Car un livre, qu’on le veuille ou non, ça se tient, ça se sent, ça se tourne, ça se regarde, ça se range, ça s’empile, ça se feuillette. Aussi, ce qu’on appelle improprement livre numérique n’a rien de commun avec le livre, sinon qu’il est, comme lui, un support de texte écrit. Comme le rouleau, comme la tablette de cire, comme la stèle. Objectivement, il a d’ailleurs plus d’affinités formelles avec ces deux dernières. Et on serait plus avisé d’intituler l’objet « stèle numérique portative » ou « tablette numérique de lecture » qu’on abrègerait en « tablette numérique », nom qui a l’avantage d’exister déjà et de désigner non une application spécifique (la lecture de textes – et non de livres !) mais le support, l’objet qui offre cette application.
De l’utilité du livre numérique, désormais rebaptisé, par souci de clarté, « tablette numérique de lecture »
Loin de moi, toutefois, l’idée de condamner la technologie nouvelle. Je ne suis pas de ceux qui voient en cet objet une menace pour le livre. Bien au contraire, j’y vois un complément fort utile. La tablette numérique de lecture a cet avantage indéniable qu’elle est légère et transportable ; elle n’est, certes, pas un livre, mais bien plutôt une bibliothèque. Voilà qui pourrait régler les problèmes récurrents d’excédent de bagages rencontrés par les grands lecteurs et tout aussi grands voyageurs : car, notre tablette n’aura d’utilité réelle que pour les très-longs trajets ou les absences durables ; qui lit plusieurs livres dans un train Paris-Toulouse ou dans un vol Paris-New-York ? un seul bon gros pavé fait généralement l’affaire. Le public, profitant de cet avantage-là, est donc assez restreint. Heureusement, l’intérêt premier de ce support est ailleurs : proposant des textes numérisés, il offre au lecteur la possibilité d’user des ressources de l’hypertextualité, et donc de voyager, sans se mouvoir physiquement, dans un texte ou d’un texte à l’autre. Ce qui n’est pas rien, mais qui semble surtout intéresser les chercheurs. Hélas. Et, pour résumer ma pensée, je paraphraserai volontiers François Truffaut : « La différence entre livre et tablette numérique, c’est effectivement la différence entre un texte qu’on lit et un texte qu’on consulte ». Oserais-je poursuivre la paraphrase de la citation : « En tant que bibliophile, je suis un fanatique de la tablette numérique » ? Non, vraiment, il est trop tôt.
Tablette numérique et création littéraire
Je ne suis pas un spécialiste de la littérature contemporaine. J’en lis peu, et moins encore sur ce support nouveau. Mais il me semble que toutes les tentatives d’édition numérique sont décevantes, et seront vouées à l’échec tant qu’elles représenteront une simple alternative à l’édition classique. Les textes publiés au format numérique pourraient, sans pertes, exister sous forme de livre. Le choix, ici, paraît plus économique que littéraire. Concluons qu’il n’existe pas encore de littérature numérique. Est-il besoin de rappeler que, historiquement, les progrès techniques et technologiques ont conduit les écrivains à repenser, au moins en partie, la manière d’écrire et les formes d’écriture ? Dès lors, tant que la tablette numérique n’incitera pas les auteurs à produire des formes spécifiques, jouant des ressources hypertexte et des possibilités nouvelles qu’elle offre, elle demeurera un simple support de textes à lire. Et le livre, en matière de création littéraire, restera à la pointe.
Ami Spiritus, c'est dire fort bien ce que j'en pense !
RépondreSupprimerMerci SPiRitus pour cette lueur !
RépondreSupprimerMerci ArD et Le Tenancier , je n'avais pas lu vos pertinents propos de lecteurs dans " l'affaire Bertrand".
Ce vent cinglant de précision est revigorant.
Bravo à vous trois.
Ouais, ça fait du bien, ce texte. j'aimerais y répondre plus longuement.Proposerai peut-être un texte au Tenancier. Cette semaine.
RépondreSupprimerSi ce n'est déjà fait, vous invite, avec quelque outrecuidance,oui, oui, à lire ce que j'en écrivais fin décembre.
Parce que ma conclusion rejoint, dans l'esprit, celle de Spiritus.
http://lexildesmots.hautetfort.com/archive/2011/12/28/le-numerique-une-reforme-pas-une-revolution.html
Merci au Tenancier d'ouvrir le bal. Même si c'est spiritus qui fait les premiers pas de danse
Cher SPiRitus, je ne suis pas loin de partager entièrement vos avis sur la question. J'espère avoir un peu de temps les prochains jours pour exprimer mes quelques idées sur le sujet - si notre cher Tenancier tient à les publier sur son blog.
RépondreSupprimerUn point me tarabuste, cela étant, dans vos écrits : vous dites "Est-il besoin de rappeler que, historiquement, les progrès techniques et technologiques ont conduit les écrivains à repenser, au moins en partie, la manière d'écrire et les formes d'écriture ?". Ce que je suis tout prêt à croire. Mais mon inculture globale mixée à mon insatiable curiosité me font me demander : "des exemples !!! Nous voulons des exemples !!!"
Cela étant, je partage votre avis, une nouvelle fois, ce nouveau support technologique entraînera certainement de nouveaux modes d'écriture - on imagine facilement ce que l'on pourrait retirer de ce type d'outils pour des ouvrages reprenant le principe des "livres dont vous êtes le héros" (qui n'avaient rien de formidablement littéraires - mais qui empêche de véritables auteurs de se pencher sur ce type de création ; Alain Resnais a bien démontré qu'elle était envisageable au cinéma, pourquoi pas en littérature ? Un minimum de talent est requis, c'est sûr...). Ou, en tout cas, brisant le schéma de lecture linéaire propre au livre.
Mais, au fond, ce sera toujours le talent qui fera la différence entre merdonité et littérature. Peu importe, globalement, le support...
Otto Naumme
Oh oui, Spiritus et Tenancier, merci de nous faire partager ce billet.
RépondreSupprimerBéatrice
Hum...Je ne suis pas certain que le flacon change quelque chose à l'ivresse. Ecrira-t-on ou écrit-on différemment selon que l'on propose sa page d'écriture au numérique ou au papier ? Pas au stade préhistorique du numérique où nous en sommes. Je ne crois pas en tout cas.
RépondreSupprimerLes gens qui publient en numérique, travaillent d'abord leur texte sous Word ou un autre traitement texte. Après seulement intervient la "manufacturation du produit" en visuel numérique ou en imprimerie.
A-t-on écrit différemment quand on est passé du stylo à la machine à écrire puis de la machine à écrire à Word ? Non. On a écrit plus proprement. Sans rature. Mais nous sommes là dans la forme. Dans la mise en pages personnelle.
Le seul truc, comme le dit Spiritus, c'est l'hypertextualité ( à une lettre près, ça peut devenir scabreux, c'tt'affaire !)
Ainsi, si, dans un récit je veux faire référence à un auteur, à un poète, à un chanteur ou à un Tenancier, je fais un lien. J'économise des phrases et des présentations. Ce qui peut être un avantage, certes, mais aussi un raccourci dommageable.
On peut faire référence ainsi à quelqu'un qu'on a à peine survolé. En parler avec des mots à soi est autre chose.
De toute façon, comme dit Otto, quelqu'un qui n'aura que des âneries à dire, qu'il soit numérique ou livre, ne dira que des âneries.
@ Otto & Bertrand : On a écrit différemment à partir de Gutenberg. L'essor de la presse au XIXe siècle a orienté aussi la pratique de la littérature, privilégiant les formes narratives brèves, le feuilletonage du roman, renversant la hiérarchie des genres encore valable à l'époque romantique, etc. Puis, il y a eu l'invention médiatique des "petites revues".
RépondreSupprimerA chaque fois, l'innovation technique ou technologique s'accompagne d'une modification du support, et, avec lui, ou à cause de lui, d'une modification du lectorat, soit qu'il s'élargisse (imprimerie et développement de la presse quotidienne), soit qu'il se marginalise (petite revue).
En tant que nouveau support, la tablette numérique implique une redéfinition du lectorat. Et, en tant que nouveau support offrant des possibilités nouvelles, la tablette numérique devrait impliquer une redéfinition des pratiques d'écriture.
Je ne suis pas suffisamment calé dans la question, mais si l'évolution numérique de la littérature devait simplement consister en une "mise en liens" vers des pages extra-littéraires (vidéos, sites, articles en ligne, musiques, etc.), permettant d'éviter descriptions, évocations, etc., il n'y aurait pas là un grand gain pour la littérature. A quelques exceptions près, mais le livre y aura réussi déjà : qu'on pense, par exemple, à NADJA et à ses illustrations photographiques remplaçant et dépassant de vaines descriptions.
Non, il y aura, me semble-t-il, littérature numérique lorsque l'auteur établira dans son propre texte des liens autorisant une lecture différente, non linéaire, faite de sauts, de retours, d'associations d'idées, de suggestions. Otto, citant les "livres dont vous êtes le héros", n'est pas très éloigné de cette idée : qu'il est possible d'étendre à tout autre genre que narratif. Cela suppose, de la part des auteurs, une connaissance précise de l'outil et du support, et exige d'eux qu'ils pensent "numérique".
Cela suppose aussi que les concepteurs de tablettes numériques pensent aussi "numérique", je veux dire totalement "numérique" ; et qu'ils cessent donc de rechercher dans l'imitation du livre un argument marketing ! Je ne trouve rien de plus ridicule - non, de plus pathétique - que ces tablettes qui s'efforcent de donner au lecteur l'impression qu'il feuillette un livre, tournant illusoirement les pages et allant jusqu'à imiter - et jusqu'à la caricature - le bruit d'une page qu'on tourne.
... sans compter, mon cher, les mises en pages qui cherchent à reprendre celles du livre et qui n'ont nul besoin d'être. Les marges existent pour que nous puissions y mettre les doigts ou des annotations. Que l'on songe au rouleau, par exemple et l'on s'apercevra que le livre fut une réelle révolution. Mais, pour renseigner Otto et pour prolonger un billet précédent, la forme de l'écrit a également son importance : le boustrophédon est une disposition courante dans les textes liturgiques coptes - je cite de chic, pardon si je me trompe - qui consiste à alterner la lecture de gauche à droite et de droite à gauche une ligne sur deux. Songeons également que les mots ne possédaient pas d'espaces, ce qui rendait obligatoire une lecture à haute voix. Par ailleurs, l'existence des ligatures comme &, @, œ et æ (mais il en existait bien d'autres) est née des contraintes de place et surtout d'équilibrage des lignes dans les manuscrits anciens. Elles n'auraient logiquement aucune raison de perdurer dans un texte électronique sinon que la coutume (c'est un peu comme les raccourcis claviers dans un ordinateur, survivance des interfaces comme le DOS)...
RépondreSupprimerRappelons ce billet, également :
RépondreSupprimerhttp://feuillesd-automne.blogspot.com/2009/05/le-livre-futur.html#comment-form
Billet où, déjà, Otto manifestait son envie de nous rédiger quelque chose...
@Spiritus : si je suis bien d'accord avec votre redéfinition de la tablette numérique, dissociée de celle du livre, je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites là, notamment sur une rédéfinition du lectorat.
RépondreSupprimerMais l'espace commentaire étant trop réduit, je proposerai plutôt un texte au Tenancier, s'il veut bien l'accepter.
Amicalement en toutes lettres.
Banco !
RépondreSupprimer@Bertrand : l'enthousiasme du Tenancier promet donc des prolongements bientôt. Dans l'attente, j'en profite pour signaler qu'on peut vous lire dans le dernier GROGNARD, le n°20.
RépondreSupprimerQue ce soit d'ailleurs l'occasion de faire une précision technique lorsque vous m'envoyez vos billets :
RépondreSupprimerMerci de m'expédier de préférence vos fichiers Word en format *.doc plutôt que *.docx, la conversion en html - format adapté pour le blog et qui me permet de faire un page plus agréable à lire - en est facilitée. Également, ne faites pas trop d'enrichissements, approchez-vous le plus possible du document brut (avec, tout de même, les italiques et le gras, ce n'est pas incommodant) N'incluez aucune image dans le document mais transmettez-les moi à part avec des indications de placement dans le texte s'il y a lieu. Gardez la typo par défaut de votre traitement de texte, si vous en voulez une de spéciale pour votre billet, indiquez-la moi sans l'appliquer, sachant que les polices sont limitées sur les navigateurs du fait que tout le monde n'a pas le même zozor et les mêmes ressources de polices en la matière...
Rien d'obligatoire (sauf pour la question des photos), mais cela me permettra de mieux travailler votre texte. Je rassure tout de même notre cher SPiRitus, son envoi ne m'a pas perturbé malgré le fait qu'il m'ait envoyé son fichier pour des versions très récentes de Word.
De toute façon, si vous avez des doutes, demandez-moi.
Vous précisez tout ça avec raison et de main de maître, Tenancier.
RépondreSupprimerSpiritus, heureux d'apprendre que vous êtes un grognardphile et merci pour le clin d'oeil à " Brassens et l'anarchie";
Cher SPiriTus, pour vous, le tourne-pages : <a href="http://whttp://www.gizmodo.fr/2012/01/10/la-seule-machine-qu%E2%80%99il-vous-faut.html>ici</a>.
RépondreSupprimerArD
ici.
RépondreSupprimerArD
Excellent !
RépondreSupprimerMais le lien "correct" est le suivant :
http://www.gizmodo.fr/2012/01/10/la-seule-machine-qu%E2%80%99il-vous-faut.html
Otto Naumme
Eh bien, cher SPiRitus, j'ai bien aimé le cheminement de votre réflexion, car j'ai le sentiment il va presque à l'inverse du mien la réflexion, pas votre avis). Il y a bien longtemps que j'ai décrété que ces liseuses sont un nouveau format de livre, à l'instar du Poche ou du Folio. Avec en prime, ce formidable pouvoir de rétrogradation du génie humain. Ainsi, depuis quelques années me vient souvent l'image du 22 à Asnières pour bien des conversations téléphoniquement mobiles: en qualité du son et en frustrations parce que le son est mauvais, ou qu'il faut se hâter à cause du forfait.
RépondreSupprimerEh bien moi, recharger la liseuse, remplacer sa batterie, penser à ne pas trop lire pour ne pas excéder son autonomie, vérifier qu'elle est bien chargée avant de partir, ne pas pouvoir aller pisser un coup dans le train en la laissant sur la tablette (euh.. la tablette du fauteuil du train) parce qu'elle coûte cher et qu'elle pourrait disparaître, ça me casse les pieds.
Non, je ne suis pas transhumaniste pour deux sous, et donc pas suffisamment technohile et objectiviste pour ne pas m'accorder le droit de questionner le progrès, l'immersion de «l'homme heureux» dans une multitude d'objets et de services à consommer.
_
ArD
Merci d'avoir rétabli l'horaire des commentaires dans cette présentation rénovée, cher Tenancier, mais votre horloge retarde de neuf heures : elle est calée sur le fuseau horaire de la Californie…
RépondreSupprimerEt en ce qui concerne la "littérature numérique", n'en faisons-nous pas un peu l'expérience sur le présent blogue, par exemple (je songe notamment à la saga du "Mystère de l'Abeille", entre autres, aux associations d'idées qu'il a suscitées et qui ont souvent donné lieu à des liens dans les commentaires interactifs) ?
Ah ben oui, cela me donnera l'occasion de répondre aux questions que vous vous posez. Je n'ai jamais écrit qu'une page et demie pour m'expliquer, et me suis arrêtée en cours de route.
RépondreSupprimerArD
De grâce, ne nous faites pas trop saliver ! Je ne suis certes pas le seul à désespérer depuis de longs mois d'obtenir le fin mot de l'histoire…
RépondreSupprimerHaut les coeurs, chère ArD, nous avons pu constater que vous pouviez faire bien mieux que cela !
RépondreSupprimer(et nous avons hâte de vous lire !)
Otto Naumme
@ArD : d'abord merci pour le lien vers cette magnifique machine à tourner les pages, et je me plais à imaginer que dans le monde microcosmique et extraplat de la tablette numérique, c'est exactement ce qu'il se passe, avec homuncules et vitesse de la lumière, lorsque la page virtuelle se tourne. Puis merci pour votre commentaire qui a suscité mon intérêt et mon sourire, et des réactions qui vous rappellent à vos devoirs d'apicole deus-ex-machina que je n'osais pas, pour ma part, bousculer. Alors, hop hop hop, au boulot !
RépondreSupprimerOh oui, oh oui, ArD, au boulot !
RépondreSupprimerVous êtes de véritables afficionados, c'est un bonheur ! En somme, on repart pour un tour, si je comprends bien ?(!) Le premier feuilleton est bouclé. Monsieur Yves devra se mettre à la tâche.
RépondreSupprimerArD
Ah, grand merci, milles mercis, même, chère ArD !
RépondreSupprimerCher Tenancier, nous n'attendons plus que vous, nous avons hâte !!!
Otto Naumme
Afin de ne pas trop mettre la pression sur notre chère ArD, nous allons attendre encore un peu qu'elle ait avancé dans la rédaction de cette fameuse résolution. Par expérience personnelle, je sais à quel point il est contraignant de s'engager dans une série et de devoir produire coûte que coûte pour ne pas se laisser distancer par son sujet et également pour ne pas lasser nos lecteurs dans l'attente d'une suite. Disons que nous allons lui laisser une avance de deux ou trois billets (parce que j'ai bien l'impression que cela va être bien plus long !)
RépondreSupprimerMais comme elle a l'air de s'y mettre, il est des chances que ce ne soit plus très long.