Les amateurs de vieux livres
— Les bouquineurs

Quelle âme de bibliophile ne s’émeut à votre aspect quelquefois grotesque et repoussant, honnêtes Juifs errants de la bouquinerie !
Arbres rabougris, à l’écorce sauvage et rude, à la sève bouillonnante et forte, immeubles de nos promenades, vous dont l’ombre rafraîchit les parapets brûlés par la canicule, vous qui paraissez en hiver participer à la congélation de la rivière, puissiez-vous pendant cent saisons braver les injures de l’air et des intempéries des vieux livres !
Oui, il faut avoir goûté le plaisir de bouquiner, pour le connaître, pour lui rendre grâce, comme à un génie bienfaisant et consolateur. Si ce plaisir n’était pas plus doux et plus fidèle que tous les autres, plus fort de ses émotions diverses, plus favorable aux organisations tendres et pensives, plus réel, plus vrai, plus matériel, verrait-on des jeunes gens s’y livrer avec emportement, des hommes de talent et d’esprit s’y plaire sans cesse, des riches et des puissants s’y délecter de préférence à tous les jeux de puissance et à tous les hochets de la richesse !
Verrait-on des mains blanches et parfumées, étincelantes de bagues et accoutumées à frémir sur l’agrafe d’or d’un portefeuille de ministre, palper ces misérables livres enduits de poussière et pourris d’humidité, qui recouvrent les ponts, tels des gueux ramassés au coin des bornes et à qui la charité chrétienne lave les plaies, Verrait-on des sybarites, esclaves de leurs sens et des impressions extérieures, quitter le coin du feu en hiver et le frais ombrage des tilleuls en été, pour aller par le chaud et par le froid, par la bise ou par le brouillard, aspirer des odeurs nauséabondes de bouquins et reposer leurs yeux sur des pages crasseuses et pestilentielles ?
C’est qu’il y a une félicité incomparable à chercher, à trouver ; c’est que l’homme le moins superstitieux et le plus positif a besoin de faire des croyances vagues et des jouissances idéales ; c’est que l’alchimie remplissait un peu le grand vide qui s’ouvre au fond des imaginations les plus fécondes, et que l’alchimie nous échappant, il a fallu changer de route et chercher ailleurs les trésors qui n’était plus permis d’espérer dans un terrain remué en vain durant des siècles, et toujours stériles.
Combien de rapports en effet entre l’alchimiste et le bouquiniste, outre la rime ? L’alchimiste fouille sans cesse dans les arcanes de la nature, interroge toutes les formes de la matière, lit dans tous les grimoires, consulte tous les maîtres de l’art, se recommande à tous les diables ou à tous les saints, expose tous les jours sa santé et sa vie, passe en un moment de l’extrême joie à l’extrême découragement, trouve ça et là quelques étincelles hermétiques, souffle, sue, s’épuise encore, et meurt avant d’avoir vu s’évanouir en fumée ses chères illusions.
Le bouquiniste, ou bouquineur, ou bouquinier, visite avec zèle les mystérieux magasins de vieux  papier, l’arrière-boutique des épiciers, la chambre infecte de l’étalagiste où la table est calée avec un livre, et le linge blanc, s’il en est, serré dans les livres ; le bouquineur apprend par cœur le Manuel du libraire, au lieu des Clavicule de Salomon, et de la Transmutation des métaux de Nicolas Flamel ; il se lève le matin avec l’espoir de trouver ce jour-là quelques uns de ses desiderata ; le soir, il se couche avec l’espoir d’être le lendemain mieux favorisé par le sort ; il brave les injures des saisons et le danger des rhumes, sciatiques et coups de soleil ; il braverait la peste, pour inventorier les livres d’un pestiféré ; il plonge la main dans les tas d’ordures imprimées qu’on vend pêle-mêle avec la vieilles ferraille ; il approche de son nez les bouquins abandonnés aux mites et à la pourriture ; il ne se décourage jamais, il ne se lasse pas ; car, de temps à autre, la découverte d’un Elzevier non rogné, d’un volume de la signature de Grosley, Guyet ou de Thou, d’un mystère à personnages ou d’un sotie de Gringoire, entretient sa confiance en l’avenir, et il se flatte de trouver enfin le grand œuvre, c'est-à-dire un autographe de Molière, un Antoine Verard en vélin, un manuscrit à miniatures ! Je ne parle pas de la Bible du feu marquis de Chalabre, considérablement augmentée de billets de banque, laquelle échut par héritage à mademoiselle Mars, qui n’était pas bibliophile !
Que si l’on me demande quel est l’homme le plus heureux, je répondrai un bibliophile, en admettant que ce soit un homme. D’où il résulte que le bonheur, c’est un bouquin.

Texte du Bibliophile Jacob
(Fin)


Voir aussi :
Les amateurs de vieux livres
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (1ere partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (2e partie)
Les amateurs de vieux livres : les bouquinistes (3e partie)
Les amateurs de vieux livres : les étalagistes
Les amateurs de vieux livres : les épiciers
Les amateurs de vieux livres : les bibliomanes
Les amateurs de vieux livres : les bibliophiles

4 commentaires:

  1. Il écrivait sacrément bien, le bougre !

    Et ça fait plaisir de vous revoir, cher Tenancier...

    Otto Naumme

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  2. Cher Otto, c'est un peu pour ça que je l'ai choisi.
    Tout le plaisir est pour moi, de vous relire ici...

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  3. Permettez-moi d'ajouter mon propre plaisir aux deux susmentionnés.

    Et sans vouloir vous faire tourner chèvre, j'ajouterais que le bonheur, c'est un bouc, hein !

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