Cependant Balzac, malgré le succès de ses livres, ne s’enrichissait pas. Il travaillait avec trop de conscience et trop de lenteur. Jamais il n’était content de lui-même. Un de ses romans, Pierrette, fut remis quatorze fois sur le chantier. — Mais, lui disait l’imprimeur, vous allez avoir pour dix-huit cent francs ou deux mille francs de corrections. — Qu’importe ? répondait Balzac, allez toujours ! On lui obéit ; il ne s’arrêta qu’à la vingt-septième épreuve. Pierrette était dédiée à la charmante femme qui devait un jour porter son nom (1) ; il voulait lui envoyer tout son talent avec tout son cœur. Les corrections du livre dépassèrent le prix de vente de trois ou quatre cent francs. Certes, il était difficile que Balzac payât ses dettes avec un tel système. […] Quand on songe à la manière dont il écrivait ses romans, on est effrayé de la force de ce génie, assez sûr de lui-même pour ne pas craindre de perdre ses éléments créateurs et pour appliquer aux lettres le procédé que les peintres adoptent pour leurs toiles. Balzac ébauchait un roman comme on ébauche un tableau. Son premier jet, même en écrivant ses livres les plus longs, n’a jamais dépassé trente ou quarante pages. Il lançait chaque feuillet derrière lui sans le numéroter, afin d’échapper à la tentation de relire, et, le lendemain, on lui donnait avec des marges énormes les épreuves de son manuscrit. Les quarante pages en formaient cent sur la seconde épreuve, deux cents sur la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’ouvrage. Cette manière d’écrire faisait le désespoir des compositeurs d’imprimerie. Retrouvant avec une multitude prodigieuse de renvois et de surcharges leur travail de la veille, ils se croyaient en face du chaos. C’était un rayonnement bizarre, un véritable feu d’artifice, dont les fusées se croisaient, s’enchevêtraient, tournaient à droite, revenaient à gauche, descendaient, montaient, se heurtaient et leur donnait le vertige. Dans chaque traité qu’ils passaient avec leurs patrons, ils spécifiaient, comme clause rigoureuse, qu’ils n’auraient pas, journée commune, plus de deux heures de Balzac. Toutes les épreuves du maître ont été conservées et se vendent à prix d’or. ___________________ (1) Madame Ève de Hanska |
Eugène de Mirecourt : Les contemporains – Balzac (1854)
Bonjour, cher Tenancier !
RépondreSupprimerBel article... Je me suis toujours dit que Balzac aurait adoré l'ordinateur. Il aurait juste fallu quelqu'un, pas loin, pour lui arracher des mains ses pages imprimées... :)
Chère Sophie, c'est exactement la réflexion que je me suis faite en reproduisant ce passage.
RépondreSupprimerPas sûr, d'ailleurs qu'il aurait utilisé un traitement de texte de la même manière, puisque l'on voit ici qu'il travaillait par enrichissements successifs et non par "palimpseste" (ce que peut produire ce type de logiciel si l'on ne garde pas trace des étapes successives). Cela pose du reste le problème de l'étude de la création littéraire, puisque les étapes intermédiaires, flagrantes dans notre exemple, n'ont plus de trace matérielle : ratures, repentirs, ajouts, surcharges, etc. Le travail préparatoire disparaît donc...
Quand j'ai lu ce matin ce texte, je pensais la même chose que vous : qu'aurait fait Balzac avec word à sa disposition ?
RépondreSupprimerEt me faisais cette réflexion que les manuscrits de Balzac sont, par-delà l'oeuvre achevée, d'inestimables oeuvres.
Ce genre d'oeuvres qu'un écrivain d'aujourd'hui ne saurait produire. Plus aucune trace réelle, de sueur et d'atermoiements et d'hésitations, et de fautes et d'égarements et de découragement...Plus de traces de vie du manuscrit.
Le tapuscrit. Ah, comme ils sont contents et modernes les gens qui s'appliquent à dire "tapuscrit" en lieu et place de "manuscrit" !
Un tapuscrit, ça a quelue chose d'administratif, de définitif. Une note.
C'est la raison pour laquelle je continuerai d'appeler ce que j'envoie à un éditeur " un manuscrit", même propre un sou neuf.
Bien à Vous, Tenancier
Ah oui, plus de traces, hélas, d'autant plus que c'est beau, sur le plan esthétique, tout cette calligraphie agitée et vivante autour des mots imprimés...
RépondreSupprimerJe connais personnellement peu d'écrivains, mais, de ceux-là, je les ai toujours vu travailler en corrigeant leurs textes sur papier, après avoir imprimé leur premier jet (ou un suivant, c'est selon), à l'aide d'un beau stylo de couleur.
RépondreSupprimerParce que je pense que le principe de la relecture est, pour eux, toujours plus facile et pratique sur papier que sur écran.
Reste à savoir si ces "sorties d'imprimante" se conserveront aussi bien (et si ces auteurs les gardent par devers eux)...
En tout cas, je souscris aux lignes que vous avez publiées, cher Tenancier, je suis content de ne pas avoir été compositeur pour monsieur de Balzac, cela ne devait pas être une sinécure...
Otto Naumme