Les "offices"
(6e round)


Parler de « l’édition » ou de « librairie » pour ce qui concerne les affaires du livre comme l’on parle des « marchés » dès lors qu’il s’agit de la crise est absurde. C’est une manière de dissimuler, voire de déresponsabiliser les auteurs du problème mais aussi les victimes. Le système des offices est un procédé commercial simple mais dont la mise en œuvre est somme toute complexe parce qu’elle comprend des acteurs multiples, disparates, avec des objectifs qui divergent la plupart du temps (et « divergent », c’est énorme, comme dirait Desproges). On l’a bien remarqué avec le métier de la librairie. La position des professionnels vis-à-vis des offices varie. Elle parcourt tout le prisme, de l’adhésion au refus de ce système. Ici, on a surtout parlé du paroxysme de la sujétion économique que cela impliquait.
Il serait logique que dans cette tentative de décorticage nous rejetions totalement la responsabilité sur « l’édition » jusqu'à nous complaire dans une généralité accusatrice. On aurait tort. La pratique de l’office est majoritairement utilisée par les grands groupes d’édition des maisons moyennes, voire de petits éditeurs, mais qui sont presque tous assujettis à un système de distribution, que nous avons décrit au début de cet épisode, animé la plupart du temps par un binôme diffuseur/distributeur. On ne reviendra pas sur le détail de leur fonctionnement. Il y a là également des gradations de tel à tel autre groupe pour ce qui concerne leur fonctionnement.
Si les acteurs sont quelque peu bigarrés, il y a tout de même pas mal de ressemblances…
D’une certaine manière, l’édition est victime de la pratique des offices à son tour par les effets d’une dépendance qu’elle a elle-même induite : l’avance considérable de trésorerie que procure ce système a entraîné bon nombre de services commerciaux (liés aux diffuseurs) à pousser l’éditorial à accélérer et à diversifier les parutions de nouveautés. Au début de cette accélération, les diffuseurs ne faisaient qu’élargir subrepticement la grille d’office – Vous savez : cette liste de nouveautés qui devait coller à votre activité de libraire – ce qui eut pour résultat une grande agitation parmi les récipiendaires de ces envois. Imaginez donc une libraire spécialisée en littérature recevant des ouvrages de la série des Martine ou des recettes de cuisine (et j’exagère à peine !). Cela provoqua un tollé. Il fallut donc trouver un autre biais.
La solution se trouvait dans l’accélération des parutions de nouveautés et la diminution des tirages. Ainsi, telle nouveauté se trouvait mise à 90 % en place chez les libraires. Le tirage restant servait au réassort d’urgence. On statuait ensuite sur un éventuel retirage au cas où la demande serait abondante. Sinon, on tirait un trait pur et simple sur celui-ci. Cette « rationalisation » avait pour bénéfice secondaire de diminuer considérablement le stock dans les divers dépôts du distributeur. Le flux tendu est aussi une vulgate de la distribution du livre. Rappelez-vous de la durée interminable de certaines œuvres en librairie, comme Désert de Le Clézio, dont je vous ai parlé au début de cette série. Si le lectorat a changé, si celui-ci ne recrute plus autant de personnes capables de se fédérer sur un seul titre, il n’en demeure pas moins que ce manque d’assiduité est entretenu par les maisons d’édition – poussées par leurs services commerciaux – lesquelles ont tout intérêt à accélérer la rotation des titres dans les rayons. On pourrait sans doute ne pas s’en plaindre : plus de livres, c’est plus de variété et de lectures. Mais il est indéniable que, cette production s’accélérant, on ait recours à quelques expédients usités davantage dans la littérature populaire il y a des décennies de cela : recours à des rewriters pour des écrivains à fort tirage, utilisation de nègres (l’affaire Sulitzer/Loup Durand n’était qu’un hors d’œuvre assez modeste), « contractualisation » de la production des auteurs : ainsi ces auteurs issus du polar, transférés avec succès à la littérature blanche et contraints désormais de produire un roman tous les deux ans… de plus en plus consternants. Le vide littéraire ne s’arrête point ici. Citons encore ces produits à un seul usage poussés pour un seul roman, disparus à jamais par la suite (combien de récits porno chic - ou trash - des années 2000, écrits par de jeunes bourgeoises en rupture de ban ont disparu des référencements ?), ces jeunes loups qui ressemblent plus à des lou ravis participant au Barnum de la promotion à l’intérieur d’un groupe qui possède à la fois le groupe de presse, d’édition et également quelques solides ascenseurs. On pourrait rétorquer que ce vide-là n’est pas d’hier. Certes, les Foekinos, Nothomb et autres ne sont pas des modèles canoniques, ce sont plutôt des versions sophistiquées de la mécanique promotionnelle…
Cela nous éloignerait assez de notre sujet si l’on avait en tête que cette omniprésence d’auteurs dans la promotion assurait à l’éditeur un flux régulier de trésorerie, la promotion en question servant moins à la vente des dits ouvrages qu’à assurer leur place dans la prochaine grille de nouveautés. La rotation des titres est essentielle. On peut penser que l’idéal se situe désormais à moins d’un trimestre :
1 mois de promotion dans la presse
1 mois de vente
1 mois de réassort, ou de retours plus ou moins massifs
D’autres signes indiquant cette fuite en avant sont perceptibles. On pourrait attribuer uniquement celle-ci par la prégnance des services commerciaux. N’oublions tout de même pas que nombre de maisons d’édition ont été reprises en main par des gestionnaires ou de personne issues d’écoles de commerce. Je vous avais parlé accessoirement d’un abruti du marketing auquel j’ai eu affaire dans ma vie professionnelle. Ce cador ignare a fait du chemin, il est maintenant directeur général dans une maison connue. Qui cela étonnera-t-il ? Cela fait belle lurette que le livre est une marchandise comme les autres. Et elle ce monde-là n’a pas besoin de connaisseurs du livre.
Du reste, il semble bien que ce système soit en bout de course. La logique libérale veut que le vieux monde cède sa place. Nous assistons à la conclusion d’une histoire qui a commencé dans l’après guerre avec les libraires et qui finira sans eux et sans non plus les éditeurs (au sens traditionnel du terme). Depuis longtemps, la programmation de la dématérialisation des biens et des services était en route.
Plus de stock, plus de distribution, plus de diffusion, plus d’imprimerie, seulement quelques graphistes et un service promotionnel réduit.
Une mise à mort progressive du livre.
Nous en voyons maintenant les débuts. Mais ceci est une autre histoire.
Ne nous quittons pas comme ça, dans ce sixième round. Un peu de vaseline sur le pommettes et les arcades sourcilières et je repars. En attendant c’est Belinda qui se charge du panneau.
Ah… Belinda
Dans le septième et dernier round, on tentera de faire un rêve. Belinda y sera aussi.

9 commentaires:

  1. Bonjour. J'ai toujours été Folle ou encore dit-on, Electron Libre. Je finis donc Conteuse. Et parfois enquêtrice, car Petite Conteuse. Ce billet me rappelle une constation récente et "compteuse" : dans une salle d'attente SNCF, 15 personnes dont 5, lisaient par l'intermédiaire d'un e.book. Un rapport d'une réalité écrasante.
    Cher Le Tenancier, belle journée et à bientôt

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  2. Oui, le livre élecronique ne manque évidemment pas d'intérêt.
    Et le rôle des éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires dans la chaîne de commercialisation de ces "e-books" mérite également qu'on s'y intéresse.
    Surtout que ces acteurs semblent terriblement motivés à l'idée de reproduire à la virgule près les âneries et bourdes commises par leurs aînés du cinéma et de la musique.
    Ce petit conte (justement !) proposé par ce blog exprime on ne peut plus clairement cette problématique, une "industrie" confite dans ses certitudes ("le lecteur est un voleur potentiel") et ses solutions ("protections, respect de la chaîne de distribution, immobilisme") : http://www.non-droit.org/2011/10/24/ebook/. Sans s'apercevoir qu'elle crée elle-même les conditions du développement du "piratage" (excécrable terme si éloigné de la vérité) et de son propre déclin...
    On connaît pourtant déjà la suite. Ne reste juste à se demander combien d'années seront nécessaires à la création d'une Hadopi pour les livres...

    Otto Naumme

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  3. Cher Otto, j'ai appris, à mes dépens vous le savez,que le "livre électronique" est un oxymore.Une antiphrase passée au langage courant. Comme les plaisanteries du mort vivant. Une antiphrase sans verbe, sans complément et surtout, surtout, sans sujet.
    Notre cher tenancier avait fait la brillante démonstration selon laquelle détruire un livre n'était guère possible : il y aura toujours un coin de bibliothèque où il sera pérenne, ne serait-ce qu'à titre d'un ou deux exemplaires.
    Quand vous rencontrez cependant un éditeur numérique assez muffle pour supprimer vos ouvrages sans préavis et en deux coups de clics, la problématique est plus dramatique. Envolé ! Disparu ! Confondu dans les sphères éthérées de l'immatériel !
    Autodafé sans fumée !
    Osons la périphrase et parlons plutôt "d'oeuvres présentées sous forme de fichiers numériques"
    Tous les aléas, tous les avatars possibles seront alors contenus dans la susdite périphrase et l'éditeur muffle ou délicat pourra dire à ses auteurs : vous êtes prévenus.
    Bien à vous

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  4. Chère Lania, bienvenue !
    Votre constatation va dans le sens de ce que nous nous préparons à dire sur le sujet bientôt.
    Ici, l'on a des avis assez tranchés sur la question. Or le Tenancier continue d'être dubitatif sur le sujet du livre électronique. On verra bientôt.

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  5. J'ai bien ri...Votre dernier commentaire me fait penser, cher tenancier, au fameux : "Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier Ministre" du social-démocrate que nous savons.

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  6. Oh, mais loin de moi l'idée de porter un jugement sur le fait que "le livre électronique, c'est bien" ou "c'est mal" (on verra peut-être plus tard pour en parler...), je me contente de constater : c'est. Et ça sera.
    Il y a (aura) des balbutiements, les personnalités malhonnêtes ont/auront leur place, tout comme les honnêtes, l'ouvrage numérique va forcément acquérir sa pérennité (il est du reste invraisemblable que l'auteur ne bénéficie pas d'un exemplaire du fichier numérique de son ouvrage - même si l'on peut supposer qu'il ait conservé une copie, au moins, de son tapuscrit, ce qui est un moindre mal).
    C'est la façon dont tout cela est en train (va) se mettre en place qui est en jeu. Et c'est ce qui va être à suivre dans le futur (surtout qu'il y a quelques faits croustillants qui méritent d'être suivis...).
    Personnellement, je reste amateur du livre "traditionnel" en bon vieux papier (le libraire qui m'a vu passer hier s'en est du reste frotté les mains...) mais cela ne sert à rien de vouloir nier ce phénomène : "l'e-book" croît et va continuer à croire. Quelles que soient les réticences de certains lecteurs, de certains auteurs et de nombre d'éditeurs. On n'arrête pas un train en marche avec un filet à papillons...

    Otto Naumme

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  7. S'agit pas d'arrêter un train en marche, Otto...D'autant que je suis déjà monté dedans. S'agit que ce train ne fasse pas prendre aux voyageurs (auteurs et lecteurs)des vessies pour des lanternes.

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  8. Ce sur quoi nous sommes entièrement d'accord, cher Bertrand !
    (et l'ebook va continuer à croître plutôt qu'à croire, contrairement à ce que j'ai pu écrire...)

    Otto Naumme

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  9. Peut-être déjà faudrait-il renommer la chose ? Un livre est un objet, une forme, une réalisation dont la simple énonciation du nom fait surgir dans chacun de nos esprits divers une image à peu près commune. Une tablette de cire, un rouleau de papyrus ou de parchemin, une stèle, sont des supports de texte écrit : et ce ne sont pas, pour autant, des livres. Un livre est un... livre. Qu'on le veuille ou non, ça se tient, ça se sent, ça se tourne, ça se regarde, ça se feuillette. Qu'a de commun le livre numérique avec le livre ? Rien sinon qu'il est un support de texte écrit. Dans ce cas-là, autant nommer l'objet : "rouleau ou stèle numérique". Ou "tablette numérique de lecture", qu'on abrègerait en "tablette numérique", nom qui a l'avantage d'exister déjà et de désigner non une application particulière ou spécifique (la lecture de textes - et non de livres !) mais le support, l'objet qui offre cette application. Disons-le, le "livre numérique", par définition, n'existe pas !

    Il y a donc malentendu. Auteurs, éditeurs, libraires, diffuseurs s'abusent lorsqu'ils parlent de "livres numériques". Et je ne crois pas un instant au danger de ces derniers pour le seul livre. Et je résumerai ma pensée en paraphrasant un propos célèbre de Truffaut : "La différence entre livre et tablette numérique, c'est effectivement la différence entre un texte qu'on lit et un texte qu'on consulte". Irai-je jusqu'à poursuivre la paraphrase de cette citation : "En tant que bibliophile, je suis un fanatique de la tablette numérique !" ? Non, il est trop tôt.

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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