"You can't judge a book by its cover" (Stevie Wonder)

Le billet que j’avais rédigé sur l’ouvrage consacré à Béranger, même s’il a provoqué peu de réactions a tout de même suscité la curiosité d’un de nos lecteurs à propos des couvertures. Cette notion de « couverture muette » lui semblait quelque peu exotique.
Revenons un peu ici sur la notion de couverture. Il semble aller de soi qu’une couverture est destinée tout d’abord à protéger le livre, soit de la poussière, soi de la malpropreté de son lecteur soit plus largement de l’outrage des ans.


Comme je l’avais indiqué dans le précédent billet, la plupart des ouvrages anciens étaient tous reliés. Ils le furent pendant longtemps. La raison en est aisée à deviner : le livre antérieur au dix-neuvième siècle était une denrée rare, que ce fut un livre manuscrit ou imprimé, du fait même de la rareté des lecteurs, du prix de ces ouvrages et des divers difficultés à les fabriquer et à les distribuer. Il fallait donc donner au livre une solidité qu’une simple couverture en papier ne pouvait lui procurer. La reliure fut donc une option naturelle. Ce n’était du reste pas un choix mais un constituant intrinsèque de l’ouvrage. Sa forme brochée était souvent éphémère, sans aucun doute au moment où le livre, transitait des mains de l’imprimeur à celle du relieur. C’était ce que l’on pouvait dénommer une « couverture d’attente », le livre ne devait théoriquement pas arriver dans la bibliothèque d’un particulier sous cette forme. Oui, mais voilà, des exceptions pouvaient survenir : un relieur qui ne pouvait faire face à ses commandes, la hâte de lire un ouvrage… et voici que celui-ci était livré à la concupiscence de son lecteur, simplement protégé par une chute d’une autre tirage, une épreuve ratée que l’on réutilisait ainsi. A cette époque, il ne serait sans doute pas venu à l’idée de quiconque d’instaurer un système visant à identifier les ouvrages brochés puisqu’ils étaient l’exception. A tout le moins peut-on penser que ces brochures furent identifiées par leur propriétaire, qu’à l’extrême on pourrait imaginer comme un bibliomane peu fortuné, étiquetant laborieusement chacun de ses ouvrages.
Mais retenons de tout cela que l’usage voulait que le livre soit relié et que le lecteur était plutôt rare, car l’accès à la lecture n’était point généralisé.
C’est en réalité cet aspect-là de notre civilisation qui fut déterminant pour la forme qu’allait prendre le livre actuel. Cela et le progrès technique.
L’essor de la lecture tout au long du dix-neuvième siècle et par ailleurs la mécanisation des moyens d’impression, la transformation de la production du papier au milieu de ce même siècle eurent pour effet un changement rapide des habitudes d’utilisation du livre. Mais doit–on parler de « changement », en l’occurrence, alors qu’une nouvelle génération s’emparait d’un média qui avait rompu avec nombre de ses traditions, même si un corporatisme larvé dura encore longtemps dans ce milieu ? Cela appartient à un autre débat (assez actuel), mais il sera piquant d’y revenir un de ces jours.
Cet essor de la production fit que les relieurs – dans la première partie du dix-neuvième siècle – ne purent suivre qu’en se pliant eux-mêmes à la mécanisation. Par ailleurs, les éditeurs (qui avaient remplacé les libraires dans l’appareil de production du livre) créèrent des collections populaires qui commencèrent à se passer du recours à la reliure. Ces ouvrages étaient en partie les descendant de la tradition des ouvrages de colportage du Moyen-Âge mais aussi les héritiers de la production de presse : éphémères, de qualité médiocre, produits et vendus au moindre coût.
Mais juste avant cette explosion, il y eut un moment ou le livre un petit peu plus « luxueux » fut distribué sans reliure. J’ai antérieurement évoqué un Stendhal dont la couverture était simplement d’une vignette de titre contrecollé sur une couverture muette. Par la suite, ces couvertures reproduisirent les pages de titre. Certes, une production populaire existait couramment à l’époque mais – comme je viens de l’indiquer – se référait à une autre tradition…
Nous nous arrêterons presque ici quant à l’évocation de la naissance des couvertures et également sur l’évocation de cet étrange artefact qu’est la « Couverture Muette ». En définitive, cette couverture peut être vue comme un incident, une sorte d’échappée belle du livre entre deux stades de son éclosion.
Nous avions évoqué la possibilité qu’une couverture ait pu être muette tout en n’étant pas constituée de la chute d’un autre ouvrage. Tel était le Béranger que nous avions décrit ici même. Nous nous étions livrés à quelques conjectures. Mais peut-être alors faut-il se référer à une sorte de mécanisme adaptatif qu’on applique aussi à la théorie de l’évolution en une progression toute simple :
  • Couverture d’attente (vie brève) muette, chute d’épreuve en attendant la reliure
  • Couverture muette (vie moyenne) en papier « propre » soit destinée à la reliure mais dont la valeur littéraire autorise la conservation ou même l’élimination du livre
  • Couverture muette (Vie ?) étiquetée, en papier « propre », dont on se demande s’il faut la conserver dans la reliure, sans doute un peu plus tard…
  • Couverture imprimée (vie longue) peut être gardée dans la reliure mais également conservée telle quelle
Si la coutume de garder les couvertures imprimées – lorsqu’elle existaient, bien sûr – fut vite adoptée par les relieurs, la présence de cette couverture « muette » dans le Béranger était plutôt inhabituelle, voire exotique. On en entrevoit peut être la raison dans la présence de ce tampon (appliqué par son propriétaire, je le rappelle et non son éditeur) sur le premier plat de couverture ou par quelque volonté sentimentale…
Il nous faudra sans aucun doute revenir sur la notion de couverture qui est désormais indissolublement liée au destin du livre. Mais que l’on sache ici que cela n’a pas toujours été le cas. Mettons, que cela ne le fut pas jusqu’à la deuxième partie du dix-neuvième siècle, à peu près.

Exemple de couverture d'attente. Ici, un ouvrage ancien qui n'a jamais été relié...
On voit que le papier de couverture, assez fragile, a été doublé par une page provenant d'une autre impression
La page qui a servi à cette couverture d'attente n'a rien à voir avec l'ouvrage. Il semble issu de "Pour prier Dieu"...
Mais après tout, l'imprimeur a sans doute fait preuve d'humour, considérant le titre de cet opuscule.

En définitive, qu'est-ce qu'une "couverture muette" ? Eh bien c'est une couverture qui ne comporte aucune indication, tout simplement. Il n'y a rien d'imprimé, rien de rien, nada ! Mais on a vu que ces couvertures pouvaient signifier ou impliquer bien des choses...

10 commentaires:

  1. soit un commentaire muet...

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  2. Merci pour ce bel exercice : un long développement à propos de la mutité, c'est-à-dire… rien ! Blanchot aurait apprécié, à n'en pas douter.

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  3. (applaudissements muets)

    Au fait, le proverbe qui vous sert de titre, on l'entend aussi dans la bouche de Franck N'Furter, la première fois qu'il chante dans The Rocky Horror Picture Show (c'est le morceau Sweet Transsexual, me semble-t-il).

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  4. Il me semble que Chuck Berry chante aussi un machin dans le genre...

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  5. Chuck Berry ? Hélas, un des pans mutiques de ma maigre culture… Le Berry est une très jolie région, en tout cas !

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  6. Pas grave : le Diddley aussi est une jolie région.

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  7. Station :
    L'origine du nom « Muette » est controversée. Il peut faire référence à la mue des cerfs ou à celle des faucons, ou bien désigner une meute de chiens dans une ancienne orthographe.

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  8. Heureusement que vous ne vous êtes pas lancé dans les explications qui pourraient concerner une Couverture froide, Tenancier... On a eu chaud !

    ArD

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