Prenez la plupart du temps un texte classique ou qui a fait ses preuves. On choisira alors Les Amours de Ronsard, ou Sarn de Mary Webb. Agrémentons-le d’illustrations d’artistes ayant fait leurs preuves. On songera à Bécat ou Laboureur, artistes blanchis sous le harnais du livre illustré et de l’eau-forte. Éditez cela sous la forme d’un in-quarto ou d’un in-folio en feuilles sous étui et emboîtage, à un tirage limité mais se déclinant à un minimum de trois ou quatre papiers différents, et vous aurez une idée à peu près juste de ce que fut ce type de publication dans l’immédiat après-guerre. Certes, le livre illustré existait déjà auparavant et avait produit des ouvrages estimables et intéressants. Il faut bien dire que la période qui va de la fin des années 40 au début des années 60 fut le chant du cygne de ce type de publication. D’abord, la qualité des illustrateurs n’était pas toujours au rendez-vous. Les artistes cités plus haut n’étaient pas au faîte de leur carrière, les plus valables sur le marché s’orientaient vers d’autres types de productions. Les textes republiés l’étaient à peu près partout. On ne comptait plus les rééditions de Faust ou de Verlaine… Par ailleurs, si les éditions étaient quelques peu soignées sur le plan du papier, on ne notait guère une grande créativité dans la typographie et la plupart des emboîtages et des étuis étaient d’une tristesse à pleurer. Notons en guise d’excuse que ces ouvrages en feuilles devaient en toute bonne logique être destinés à la reliure, ce qui, en définitive devint assez peu le cas.
Ces ouvrages avaient tout de même du succès. L’époque était encore au prestige lié à la possession d’une bibliothèque. Des sociétés de bibliophiles émergèrent ça et là, plus ou moins spécialisées, plus ou moins « confessionnelles », comme celle des Médecins Bibliophiles qui était assez caractéristique.
Ainsi, ces ouvrages n’ont pas toujours été dans les rayonnages de librairies de bibliophilie ou d’occasion mais furent en leur temps l’objet de commerce et de convoitise dans les librairies de neuf. Pour autant, ces ouvrages ne pouvaient se vendre comme une brochure courante ou même un livre d’art (bien que ceux–ci se manipulaient avec d’infinis précautions, ces livres valant très cher à l’époque, en tout cas plus qu’un ouvrage de chez Taschen, sans inférer quoi que ce soit par rapport à la qualité de ces derniers, contemporains). Ces petits éditeurs – la plupart du temps, ces publications n’étaient pas le fait de grosses maisons – prirent donc l’habitude d’imprimer des échantillons de ces livres afin de donner une idée à l’amateur sans risquer d’abîmer le livre. Ainsi, exista un matériel publicitaire un peu particulier : le « défait ». Il suffisait là d’imprimer quelques feuillets supplémentaires, comportant par exemple le premier chapitre, une ou deux illustrations, munies souvent de leurs serpentes, la page de faux-titre, la page de titre, la préface… le tout était assemblé sous une chemise assez évocatrice du produit fini. On n’oubliait pas non plus d’insérer un document d’un format inférieur récapitulant le tirage et les principales caractéristiques que l’on pouvait offrir à l’éventuel acquéreur. La plupart du temps, ce matériel fut délaissé par les libraires. Rares sont les « défaits » encore en circulations et ils souffrent encore d’un certain opprobre de la plupart des confrères. Pourtant, ces documents sont parfois aussi intéressants que les ouvrages qu’ils étaient supposés vendre. En effet nombre de ces exemplaires comportent des illustrations qui, même si elles ne sont pas signées, restent un témoignage encore peu onéreux du travail autour de ces types de livres. Par ailleurs, ce sont les traces d’une pratique de vente qui n’a plus guère cours actuellement, pour la bonne raison que l’on n’édite plus guère ce type d’ouvrage.
En effet, assez rapidement, des éditeurs comme Albert Skira ou Aimé Maeght – et bien d’autres - viendront bouleverser la donne en proposant des ouvrages créés par des artistes contemporains et d’avant-garde, dès après la Guerre (mais le mouvement avait été amorcé dans les années 30).
Les ouvrages qui nous préoccupent ici disparaîtront progressivement de la scène. Désormais, les éditions in-folio ou in-quarto, en feuilles sous étui et emboîtage, concernent la plupart du temps des ouvrages de poésie illustrés par des artistes contemporains. Le mode d’exposition et de vente n’est d’ailleurs plus vraiment assuré par le libraire lui-même mais souvent par un « dispositif scénique » qui le remplace avantageusement : vitrine d’exposition, événement autour de la publication, choses permises car plutôt rares désormais, ces publications n’étant tout de même pas pléthoriques… Mais ceci est une autre histoire. A ce titre, on aimera sans doute un jour faire un tour du côté du Marché de la Poésie pour faire un reportage…
La librairie possède actuellement dans ses archives – et non dans son fonds – quelques défaits. On vous en montrera un exemplaire de temps en temps. Pour ce billet, nous avons voulu commencer par une production assez tardive, puisqu’elle date de 1965. Il s’agit de Hamlet de William Shakespeare, adaptation et préface par Vercors – Eaux-fortes originales de Jean Bruller. Signalons au passage, mais le fait est assez connu désormais, que Vercors et Jean Bruller sont la même personne, l’écrivain s’étant fait connaître avant la guerre par ses talents d’illustrateur.
On appréciera sans doute moins ici cette facette de ses talents. Il semble bien, également, que l’illustrateur n’était plus au sommet de sa carrière…
Voici quelques images du document tel qu’il pouvait se présenter au client.
Grandeur et décadence, nous n'avons ici droit qu'à une chemise en bristol, laquelle est toutefois la bienvenue puisqu'elle a subi les outrages de quelques rousseurs à la place du spécimen.
La page de faux-titre.
La page de titre et l'illustration en frontispice. Toutes les conditions sont réunies ici pour informer l'éventuel acquéreur de l'aspect final de l'ouvrage et bien sûr dans l'un des papiers du tirage, généralement dans celui du plus grand tirage (il ne faut pas exagérer, tout de même.)
Détail du frontispice
Ce que l'on appelle une illustration in-texte, on notera également la disposition de la typographie
Ici, une illustration hors-texte, peut être celle que nous préférons et qui ressemble le plus à ce que savait faire Vercors lorsqu'il possédait pleinement son métier
Le document fait seize pages ainsi qu'un texte de présentation des éditeur, 1 frontispice, 2 illustrations in-texte et 1 hors-texte, le tout en feuille sous couverture remplié et chemise en carton (quelques rousseurs sur celle-ci). La feuille que nous voyons ci-dessus fait état du tirage final. On se fera un plaisir ici de le recopier :
L'ouvrage est au format in-quarto jésus (28 x 38) et comprend 180 pages.
Il est présenté sous double emboîtage.
Il a été composé en Plantin de corps 18 et imprimé par Priester, d'après une maquette de Henri Jonquières.
Les vingt-quatres gravures originales de Jean Bruller ont été tirée sur les presses de Georges Leblanc.
Le papier chiffon de Mandeure, qui a été utilisé pour les tirages des suites, a été fabriqué avec la caution du Moulin Richard de Bas.
1 Exemplaire unique sur Japon nacré (réservé).24 Exemplaires sur Japon nacré, numérotés de 1 à 24, contenant un cuivre, un dessin original, une grande étude, une esquisse, un croquis, trois pages manuscrites, une suite sur Auvergne, une suite sur chiffon de Mandeure - 2500 F.26 Exemplaires sur Japon nacré, numérotés de 25 à 50, contenant une variante originale, une étude, un croquis, deux pages manuscrites, une suite sur Auvergne, une suite sur chiffon de Mandeure - 2000 F.30 Exemplaires sur Auvergne, numérotés de 51 à 80, contenant une variante originale, un croquis, une page manuscrite, une suite sur chiffon de Mandeure - 1500 F.40 Exemplaires sur Rives, numérotés de 84 a 120, contenant une esquisse, une page manuscrite, une suite sur chiffon de Mandeure - 1100 F.180 Exemplaires sur Rives, numérotés de 121 à 300, contenant une esquisse - 800 F.Tous les exemplaires sont signés par Vercors.L'ouvrage paraîtra en novembre 1965.
On le voit ici, le tirage était abondant et se déclinait en variantes assez coûteuses. Le spécimen ici présenté donne une bonne appréciation de ce que pouvait être ce type de livre...
On veillera à l'avenir à en présenter d'autres.
Votre note du jour, Tenancier, est celle d'un monomaniaque dont on aime partager les mauvaises habitudes. Vous avez posé votre "défait" sur un parquet fort bien ciré, sans doute pour mieux l'honorer à genoux. Et votre lapsus "Publicité "dur" le lieu de vente" en dit long sur l'âpreté de vos désirs à genoux et en flexions.
RépondreSupprimerMais tout n'est pas perdu de ces époques à paradis livresques. Aujourd'hui, les éditions en beaux papiers (mais jamais trouvé de "défaits") reparaîssent sur les rayons des libraires d'occasions, à des prix parfois inférieurs à ceux du "neuf" de l'héritier Gallimard. Ce doit est être le signe d'un grand boulversement à venir.
Ces éditions ne valent pas tripette la plupart du temps, Phil. Le bibliophile recherche des oeuvres un peu plus authentiques que ces productions. Je ne puis que vous inciter à aller voir chez certains éditeurs contemporains pour voir la différence de travail ! Tenez, allez donc voir chez Fornax (lien ci-à côté) et son livre sur les arbres... Parfois, cependant, on trouve quelques ouvrages intéressants, c'est vrai. Mais il faut aimer les illustrateurs de l'époque. On verra plus tard que certains font un pu grincer des dents, comme vous avez dû le remarquer dans vos pérégrinations. Je prépare d'autres billets sur le sujet.
RépondreSupprimerJe vais corriger mon lapsus. Bien que je le trouve éloquent...
Ah oui... ce n'est pas un parquet, mais une table.
RépondreSupprimerdiable...je dois être aussi jeune bibliophile que piètre antiquaire !
RépondreSupprimerA nouveau "moi", cher Tenancier. Ce midi, viens de fureter dans l'occasion livresque avec l'espoir de trouver un "défait". Faut pas rêver ! mais la mine ne l'est pas non plus...: trouvé "la fin du Potomak" de Cocteau dans une édition de 1940 de la NRF, avec indiqué "visa de la censure du 7 février 1940". A cette date, c'était Drieu..et la censure de quoi ? de Cocteau. pas clair, le blaireau.
RépondreSupprimerPas de numéro d'édition, ni d'adresse de la maison Gallimard. Si vous me dites que mon exemplaire ne vaut pas tripette, je le garde quand même !
Ah mais c'est que la précision remarquable du colophon rejoint un sujet abordé sur un coin de table : la définition d'un format de livre implique la mention du format du papier employé pour l'impression.
RépondreSupprimerEt cette justification qui, par sa précision, alimente un ancien billet du Tenancier sur ce même sujet...
Un vrai bonher de lecture que ce billet du jour.
ArD
Lorsque vous répondez à Phil, cher Tenancier, que ces éditions ne valent pas tripette la plupart du temps, j'ose espérer - pourquoi, d'ailleurs ? - que vous ne parlez pas espèces sonnantes et trébuchantes. Quoi qu'il en soit, vous seriez bien aimable de m'éclairer là-dessus... Il faut dire qu'en la maatière je suis un nul absolu, mais j'espère pas définitif.
RépondreSupprimerEn outre, quand vous choisissez de préciser qu'il s'agit non pas d'un parquet mais d'une table, c'est, me semble-t-il, une manière bien élégante et bien subtile de nous rappeler, n'est-ce pas, que depuis quelques semaines vous élevez finement et sérieusement le débat.
même si ça ne présente pas un grand intérêt littéraire, dirons nous, ces défaits prouvent la quête de moyens de communiquer sur les ouvrages ce qui est toujours intéressant;
RépondreSupprimerPhil, bien difficile d'identifier une table ou un parquet avec ce type de cliché...
RépondreSupprimerJe ne vois pas ce qui vous chagrine dans ce visa de censure dans votre exemplaire de Cocteau. La censure régnait pendant l'Occupation et même les personne qui s'accommodaient fort avec les autorités occupantes devaient en passer par là. Gageons que l'approbation de cette dites censure était aussi un sûr moyen de s'attacher les écrivains qui avaient reçu "l'imprimatur". Être approuvé par la censure n'est pas ce que l'on peut appeler un brevet d'innocence à la Libération même si les textes étaient certes plus anodins que ceux d'un Drieu, d'un Rebatet ou d'un Céline pour ne citer que ceux plus engagés et qui avaient une valeur littéraire certaine. Il serait intéressant de voir en quoi la censure a créé des obligés autant que des parias. On a en effet toujours tendance à négliger le rôle d'approbation et d'enrôlement - ou plutôt "d'enferrement" - de l'institution. Si votre exemplaire est de 1940, il y a présomption d'originale dans l'air. Il faudra vérifier malgré tout...
ArD, vous jouez les Cassandre et m'obligez à me tenir à ce que j'avais promis. D'accord, on parlera des formats bientôt.
Mon cher Christophe, je parle aussi bien de la valeur bibliophilique que marchande... La chose serait un peu longue et indigeste à développer ici. On débroussaillera sommairement alors en disant que ces volumes flattaient assez l'oeil à l'époque mais ont assez vieilli dans l'ensemble. Souvent, les illustrateurs ont fini par dater et opéraient sur des textes épouvantablement classiques. A la même époque paraissaient des créations originales tant sur le plan du texte, de l'illustration et même de la typographie. Ici, rien que du rassurant et du calibré décliné en différents papiers. Il est donc évident que ces volumes rencontrent un désintérêt qui se ressent par la valeur pécuniaire. Certains de ces volumes finissent par encombrer les rayonnages, pour les moins soignés. Je penserai à vous monter des petites choses plus sobres - plus petites, aussi - et qui sont aussi des volumes illustrés, en feuilles à tirage limités... mais là s'arrête la ressemblance.
En tout cas, Christophe, à défaut de l'élever, je tente d'intéresser et je me réjouis que ce billet ait collecté quelques commentaires.
Mic, on ne peut être que d'accord avec vous. Vous qui êtes libraire de neuf, vous ne devez plus guère voire passer ce genre de production. Il y a quelques temps, le "Jazz" de Matisse a été édité en reprint assez soigné. Il n'y avait pas de défait, à ma connaissance. Cela dit, ce volume-là n'en n'avait guère besoin, tant il est connu. La plupart du temps, ces ouvrages ne passent plus par la librairie de neuf. Du reste, dans le passé, il n'étaient vendus que par l'entremise d'un nombre réduit de libraires. Les éditeurs envoient des services de presse, les représentants ont quelques feuilles éparses pour les livres d'art, mais rien d'analogue, je pense, désormais...
Il faudrait qu'un jour cls vienne nous parler de Jazz de Matisse, qui est une histoire étonnante.