Le libraire travaille d’abord pour lui-même. Cette phrase a valeur d’axiome lorsqu’il se montre acquéreur d’un lot de livres, d’une bibliothèque ou lorsqu’il flâne dans les brocantes. Il y a plusieurs mois, le soussigné Tenancier eut le bonheur de faire l’acquisition d’un lot particulièrement intéressant, fonds important qui se retrouva consigné sur les listes mises en vente ça et là sur le net. Cependant, respectueux de son axiome personnel ci-dessus cité, il en préleva quelques exemplaires prompts à provoquer son intérêt voire son amour pour quelques auteurs. La Femme pauvre, de Léon Bloy fait partie de ces ouvrages que l’on croise parfois et que l’on ne retient pas forcément, remettant au hasard et aux certitudes le soin de le retrouver, le titre n'étant pas si rare. Pourtant, ici, le livre fut retenu. Était-ce dû à l’état exceptionnel de l’ouvrage ? Bien qu’il était dans un état correct, on pouvait noter que le dos était en partie insolé, portait quelques traces d’usure à cet endroit et que le premier plat comportait une fente. De plus, les pages étaient brunies. L’édition, de 1944, en elle-même n’avait pas grand-chose de remarquable, n’étant ni une originale ni un tirage sur beau papier et pas plus un tirage limité.
Peut-être était-ce alors le fait que l’ouvrage recélait quelques papiers, coupures de presses, note manuscrite…
On sait que les truffes, parfois, sont non seulement une valeur ajoutée à l’ouvrage mais une sorte de confort offert à l’amateur, lui donnant ainsi loisir de découvrir la chronique littéraire du temps de la parution de l’ouvrage ou alors l’irascibilité de tel ou tel critique. Et parfois encore, on trouve une indication concernant la nature matérielle de cette édition.
La coupure tirée du journal Voilà commençait ainsi :
« Cela ne pouvait manquer. Le « Mercure de France » - avec la collaboration de la maison bruxelloise « Le Libertés belges » - réédite des chefs-d’œuvre de Léon Bloy. Enfin du papier bien employé ! […] »
S’il fallait encore s’en convaincre, la dernière phrase confirmait un état endémique de pénurie et de mauvaise qualité du papier à la Libération. Ensuite, cette collaboration entre un éditeur belge et un éditeur parisien quelque peu compromis durant l’Occupation n’était-elle pas un moyen de contourner les restrictions qui devaient se faire plus pesantes vis-à-vis de ce dernier ? A ce stade, le Tenancier avoue bien volontiers les limites de ses connaissances historiques sur ce point précis. Il se dit tout de même que l’hypothèse est assez séduisante. On relèvera tout de même que le Mercure de France était lié à la collaboration du fait de son directeur, Jacques Bernard, et non de son principal actionnaire qui était Georges Duhamel – interdit et pilonné pendant l’Occupation. Alors ? Farouche restriction pour fait de collusion avec l’ennemi ou manière de contourner la pénurie en se liant avec un éditeur dans un pays ou celle-ci se faisait moins sentir - si tant est que la Belgique fut mieux pourvue, ce dont nous doutons - ou rien de tout cela ?
Signalons au final que l’ouvrage de Bloy ne fut pas le seul titre publié en coédition.
On le voit, un truffe innocente peu provoquer l’esprit au vagabondage. On se plaît de temps à autre, derrière cet écran à collationner les vieilles coupures entre les pages et à se perdre dans de fumeuses conjectures.
Cela occupe le Tenancier.
____________________
Petit codicille où l'on confirme la nature assez fumeuse de ce billet.
Reproduisons ici l'intervention de notre ami SPiRitus :
"C'est une tentante hypothèse en effet que cette stratégie du contournement par association franco-belge. Mais, comme vous le signalez, le Bloy ici exposé ne fut pas le seul titre co-édité ; il y en eut d'autres, et antérieurs, soit en pleine Occupation. J'ai, dans ma bibliothèque, par exemple, un exemplaire d'AUX BEAUX TEMPS DU SYMBOLISME 1890-1895 d'Henri Mazel, qui porte la double marque du MERCURE DE FRANCE (Paris) et des EDITIONS N.R.B. (Bruxelles). Ces dernières étaient-elles une forme première/ancestrale de ces LIBERTES BELGES ? Je l'ignore... mais cette association prouve surtout la difficile situation de l'édition en ces années d'Occupation, y compris pour une maison dont le directeur était engagé dans la collaboration."
En réalité, il semble bien que la collaboration entre des éditeurs belges et le Mercure de France ait existé avant la guerre et que celle-ci ait continué durant l'Occupation et à la Libération. On en veut pour preuve différents titres mis en vente ça et là sur le net et qui viennent infirmer nos hypothèses. Un érudit de passage nous confirmera certainement la chose, à l'occasion. Dommage, le Tenancier dirigera son complexe holmesien sur d'autres sujets.
Cher Tenancier,
RépondreSupprimerc'est une tentante hypothèse en effet que cette stratégie du contournement par association franco-belge. Mais, comme vous le signalez, le Bloy ici exposé ne fut pas le seul titre co-édité ; il y en eut d'autres, et antérieurs, soit en pleine occupation. J'ai, dans ma bibliothèque, par exemple, un exemplaire d'AUX BEAUX TEMPS DU SYMBOLISME 1890-1895 d'Henri Mazel, qui porte la double marque du MERCURE DE FRANCE (Paris) et des EDITIONS N.R.B. (Bruxelles). Ces dernières étaient-elles une forme première/ancestrale de ces LIBERTES BELGES ? Je l'ignore... mais cette association prouve surtout la difficile situation de l'édition en ces années d'occupation, y compris pour une maison dont le directeur était engagé dans la collaboration.
Je tiens bien sûr, quelque photo de couverture, à votre disposition, et ajoute, pour la petite histoire, que ledit exemplaire de Mazel appartint à l'excellent Noël Arnaud, qui d'un point de colle apposa son ex-libris sur le premier contre-plat.
Envoyez, mon bon SPiRitus, nous étofferons ainsi ce billet pour en faire une grosse coupure...
RépondreSupprimerBonjour Tenancier. J'aime bien votre notion de "truffes" à livres.
RépondreSupprimerOui, nombreuses co-éditions franco-belges dans cette période trouble. Et ne parlons pas des auteurs en délicatesse, comme Céline, réédité massivement dans ces années, aux éditions de la "toison d'or", qui, malgré son nom, avait du papier de qualité pourrie.
Il fallait être un éditeur très impliqué dans la collaboration pour bénéficier de papier correct. Ainsi, les ouvrages des Editions Balzac (ex Calmann-Lévy, "aryanisées", selon l'expression de l'époque) sont encore dans un état correct lorsqu'on les trouve. Que Céline n'ait pas eut un traitement de faveur pourrait s'expliquer par le fait que les autorité allemandes finissaient par être excédés de son attitude, laquelle lui fit interdire l'accès aux soupers de la propagandastaffel (pardon pour l'orthographe) auxquels certains écrivains étaient assidus. Pas assez correct, sans doute. Il faut dire qu'un Céline ne rentrait pas tout à fait dans les vues d'une opération de séduction de l'intelligentsia française, selon les voeux d'Abetz. D'où, aussi, ce côté tricard sur le plan éditorial. Heureusement pour lui, il y eut Denoël...
RépondreSupprimerNotons le fait qu'une commission de fonctionnaires liée à l'occupant se chargeait d'attribuer le papier, rigoureusement contingenté. Un livre relativement récent fait état de la présence de Marguerite Duras dans cette dite commission. Le fait est aussi attesté dans "L'édition française sous l'Occupation" par Pascal Fouché (2 vol. édités par l'IMEC), si je me souviens bien - je n'ai plus l'ouvrage. Il faut bien dire que, en dehors des éditeur exilés du fait qu'ils étaient juifs, mais pas que pour cette raison, la plupart a joué le jeu de la collaboration, ainsi que les intellectuels et les cadres de la vie culturelle. Ainsi, l'édition de la fameuse liste Otto qui mettait un certain nombre d'écrivains à l'index fut une initiative française (Henri Filipacchi chez Hachette, je crois) que les nazis s'empressèrent de reprendre à leur compte. Vous voyez, mon cher Phil, on retrouve de drôles de noms à une drôle d'époque. On se dit que l'amnésie est bien sélective.
Merci Tenancier pour vos informations. Les éditeurs sont aussi commerçants et de tout temps le commerçant aime les forces d'occupation solvables. Concernant Denoël, l'histoire n'est pas encore éclaircie. Le sera-t-elle jamais. Un tenancier de blog plutôt connu a pourtant dit qu'il a écrit tout ce qu'il fallait sur le sujet. Oui, Abetz était horrifié par l'attitude de Céline au cours de ces dîners. Léautaud en parle dans son journal. Mais Abetz, c'est un peu l'aristocrate prussien du "silence de la mer".
RépondreSupprimerTrès juste, Phil, pour votre observation sur Abetz. Je me méfie - tenancier de blog ou pas - de ceux qui proclament qu'ils sont les détenteurs des versions définitives.
RépondreSupprimer