
Le système des offices ne fonctionne pas comme cela.
Si l’éditeur envoie bien un certain nombre d’ouvrages, il sera payé directement pour cette mise à disposition par le libraire. Cela peut être avec un délai à trente, soixante jours ou même à quatre-vingt-dix jours, fin de mois. En quoi donc, alors, cela se différencie d’un banal système de commande du livre ? Il se trouve que les livres reçus ne sont pas choisis par le libraire mais préparés selon une liste type dont l’élaboration obéit à plusieurs critères suivant le type de librairie, le débit et les spécialités. On appelle cette sorte de typologie une « grille d’office », elle est censée correspondre aux options commerciales du libraire. Cette grille est souvent remise en question et de façon houleuse, on reviendra plus tard dans un autre billet, sur les problèmes générés par cette grille d’office et également sur les raisons historiques de son existence. Concentrons-nous sur l’aspect technique de cette pratique qui est de toute façon assez éclairante sur les difficultés actuelles de la libraire en France, si le lecteur veut bien imaginer le système et en pousser le raisonnement un peu plus avant.
Le libraire a donc bien reçu ses cartons d’office, il en pointe le contenu sur le bordereau qui accompagne l’envoi. Ce bordereau sera récapitulé dans une facture qui lui parviendra avant la fin du mois et courra sur 30, 60 ou 90 jours. Le libraire a donc payé ces ouvrages et il se doit de les commercialiser pour rentabiliser cet envoi. On rappelle que son choix n’a pas été opérant dans l’affaire et, tout au plus, ces livres correspondent grosso modo à ce qu’il aurait pu prendre lui-même, à part que c’est l’éditeur qui a présidé à cette sélection. On note tout de même que le libraire a accepté la grille d’office qui lui a été proposée. On sait que, de ces envois, l’on ne peut tout vendre, ce sont les aléas qui accompagnent tout métier du commerce. Il est des choses qui ne se vendent pas. D’ordinaire, cette marchandise après maintes dépréciations, soldes et confinement aux profits et pertes disparait dans quelque oubliette, allez savoir… Tel n’est pas le cas des ouvrages arrivés par ce système. En effet, le libraire a la faculté de retourner ces ouvrages à l’éditeur. A cette fin, il récapitule sur un bordereau qu’il aura préparé (le fameux bordereau de retour que tout salarié de librairie de neuf a pratiqué de nombreuses fois dans sa carrière) tous les ouvrages qu’il fera repartir, y compris les ouvrages commandés à la suite d’une vente d’un ouvrage ayant fait partie de l’office. Soyons plus clair : Notre libraire reçoit 5 exemplaire de Jean-Émile Tartempion, La Mélodie des Taupes (« roman épique et picaresque mené tambour battant », selon la critique), les mets en place, en vend 58 après de nombreux réassortiments. Et puis la vente stagne, il est temps d’arrêter le suivi de ce titre et bientôt il va falloir les retourner. Eh bien, il aura tout loisir de retourner ces ouvrages jusqu’à concurrence de la quantité reçue à l’office, c'est-à-dire 5 exemplaires (tout ceci est théorique car souvent on la faculté de retourner bien plus, les règles s’étant assouplies, à la longue). Le bordereau rempli, le paquet fermé et expédié, le libraire ne désespérera pas de remplir ses rayons avec un autre office - ce peut être hebdomadaire, bimensuel… - tiens, avec le dernier Marc-Édouard Ladoumègue, Le Crépuscule des Unijambistes (« roman picaresque, épique et mené tambour battant ! », selon la critique) !
Ajoutons que le libraire ne peut plus retourner ces ouvrages après un an. A une époque, certains ajoutaient une peine de sûreté selon laquelle on ne pouvait faire de retour anticipé, c’est à dire pas avant deux ou trois mois de garde…
Une fois cette prestigieuse littérature retournée, on pourrait être en droit d’espérer que le libraire en soit remboursé. Ce n’est pas le cas. Il faut que vous sachiez que tout libraire qui travaille régulièrement avec un éditeur ouvre un compte chez lui, a fortiori lorsqu'est institué ce système. Le montant correspondant à ces ouvrages ne sera donc pas remboursé – puisque cela reviendrait à un bête système de dépôt – mais crédité sur le compte du libraire chez cet éditeur, ce montant sera donc déduit de la prochaine facture.
La comptabilité qui en découle nécessite beaucoup de vigilance, les lignes de crédits et de débits étant les constituantes de quelques veillées tardives chez les libraires. On reviendra également sur ce sujet, générateur d’un fonctionnement pervers qui déborde du commercial pour influencer le secteur éditorial… On fera de notre mieux pour que ce soit bientôt.
Précisons une chose qui n’apparaît peut être pas aux yeux du néophyte et après brève relecture de ce billet. Un carton d’office n’est pas rempli que d’un seul titre en quantités variables. Dix, vingt ou cinquante titres peuvent arriver, tout unimement choisis aussi, bien sûr, selon les critères de cette grille : littérature, biographie, essais de toutes sortes, c’est selon et à votre bon cœur, qui est imaginatif, je le pressens. Il nous faut donc relativiser grandement les espoirs fondés sur la vente du Crépuscule des Unijambistes ou de La mélodie des Taupes car, les vingt exemplaires du Cri des Mouettes à Big Sur par Gilles-Quentin Smarth (« Un grand écrivain picaresque à l’écriture épique, il m’a tout appris !», nous dit Marc-Édouard Ladoumègue) mis en place au même moment ont fait un bide calamiteux : un seul exemplaire vendu… Les dix-neuf autres seront retournés bien sûr, et assez vite !
Ce constat nous amènera sous peu à la suite de ce billet.
En attendant résumons nous : un office est un accord passé entre un libraire et un éditeur afin que ce dernier fournisse au professionnel une certaine quantité d’ouvrages ayant la faculté d’être retournés moyennant un crédit sur le compte du libraire.
Le Tenancier vous en souhaite de belles et va retourner mâchouiller son bâtonnet de réglisse, n’ayant plus droit aux cigarillos mexicains comme Clint.
Quel dommage.
Merci de ce billet.
RépondreSupprimerIl serait intéressant de savoir quelles proportions prennent les offices dans les livres que l'on voit sur les tables (et rayons) des librairies. Qui expliquerait pourquoi on n'y trouve quasiment jamais les parutions de petits éditeurs indépendants.
Ce qu'on appelle le "fonds", c'est donc ce pourquoi le libraire prend un risque (de non vente) total.
A ce jeu de l'office, on peut penser que le libraire ne prend aucun risque commercial. En même temps, les éditeurs (diffuseurs ? distributeurs ?) se constituent une jolie bulle financière et sans doute y a-t-il aujourd'hui dans la chaîne du livre davantage de contrôleurs de gestion que d'amoureux des livres.
Je vois, Michèle, que vous avez poussé le raisonnement du fonctionnement des offices jusque dans ses travers. On abordera le sujet dans les rounds suivants. Vous résumez très bien la situation. Pour la proportions des livres arrivés par les offices, cela peut aller jusqu'à plus de 90% du fonds, sachant que les 10 % restants sont constitués de livres ayant dépassé accidentellement le délais de retour ou bien des livres commandés par des clients et qui n'ont pas été vendus. On peut penser qu'avec la FNAC, par exemple, on arrive à 100 % du fonds retournable. De l'autre côté de la chaîne, j'ai connu des libraires qui ne travaillaient pas avec ce système ou bien qui l'avaient aménagé. Permettez que je réserve mes quelques cartouches pour en exposer le fonctionnement plus tard.
RépondreSupprimerEnfin, je vous prie, à tous, de bien vouloir excuser les fautes laissées sur ce billet, écrit rapidement et mis trop hâtivement en ligne.
Concernant les fautes, Tenancier, on vous les pardonne d'office : on préfère lire vos intéressants propos tels quels plutôt que d'attendre des semaines une version parfaitement corrigée — comme c'est le cas chez certains…
RépondreSupprimerIl me semble qu'à Paris, nous sommes particulièrement favorisés : rien que dans le nord-est de la capitale, je compte au moins une demi-douzaine de librairies qui ne pratiquent pas ce système d'office, ou alors de façon marginale. Et c'est là que je trouve les productions de tous les indépendants.
La dernière en date qui a ouvert : Le Monte-en-l'air, rue de la Mare, à Ménilmontant. On y resterait des heures (mais gare au porte-monnaie !)
Il y a donc autant d'envois d'office qu'il y a de grands éditeurs?
RépondreSupprimerEt ces grands éditeurs ne vous envoient de leur production que ce qui a de la chance de se vendre? Il y a donc déjà des auteurs condamnés à l'avance.
Cher Feuilly, c'est en réalité un peu plus complexe. On s'est borné ici à poser le principe du système de l'office moyennant quelques raccourcis. En réalité, l'office est dans les mains de ce que l'on appelle un Diffuseur. On y reviendra.
RépondreSupprimerUn diffuseur qui sert d'intermédiaire et qui rassemble la production de différents éditeurs. C'est bien là que se situe le problème des petits éditeurs, qui ne sont pas tous diffusés, justement, par cet intermédiaire.
RépondreSupprimerMerci, Tenancier, pour ce billet mené d'une haute main didactique.
RépondreSupprimerOn n'en ressort, en tant que petit écrivain publié chez de petits éditeurs,assez déconfit mais pas vraiment démoralisé pour autant : on sait bien dans quel système, où tous les dés sont pipés, on a mis les pieds.
Ce qu'on sait beaucoup moins, c'est le détail. Le rouage. Les coulisses.
Permettez, cher tenancier, que je rajoute à cette chaîne un maillon non négligeable (je sais, ça n'était pas votre propos). Mais, au bout du compte, ce jeu pervers entre librairies, offices, distributeurs et éditeurs ne peut s'exercer qu'au prix d'un mépris sans égal pour celui qui est au commencement : l'écrivain qui, pris à son insu dans un engrenage aux antipodes de ses désirs, fait alors des concessions innommables, indignes d'un homme libre, à son éditeur, pas de contrat, pas de relevés, pas de droits, rien.
Je ne parle pas là que de mon cas personnel, cher Tenancier. J'ai de ce côté-là, et quoique à mes dépens,tiré les choses à peu près au clair avec mon éditeur-papier connu. Mais dans diverses discussions que j'ai eues récemment à Paris avec d'autres écrivains, tous en étaient là. Dans un désert silencieux, accepté, résigné.
Cela ne m'a pas réjoui, croyez-le bien. J'eusse aimé être une misérable exception.
Hors sujet ? Non.Car, jusqu'à preuve d'un improbable contraire, pour qu'il y ait ce fleuve de diffuseurs, d'éditeurs, de libraires et de comptes en banque qui jouent au yoyo, il faut bien, au commencement, qu'il y ait une source, toute mince : un écrivain.
Toute mon amitié.
A ce sujet une lettre ouverte bien torchée d'un petit libraire de neuf : http://www.liberation.fr/c/01012359437-c
RépondreSupprimerOui, intéressant pour les professionnels. Mais j'ai bien l'impression que cela risque de passer bien au-dessus des préoccupations du lectorat moyen qui ne verra ici qu'une récrimination corporatiste...
RépondreSupprimerOh que non Tenancier, le propos y est si bien tourné, sans récrimination, ni acrimonie. Le constat est vraiment clair, en complément de votre billet.
RépondreSupprimerMerci les professionnels.
La lettre du monsieur est intéressante. Mais, plus encore qu'une récrimination corporatiste, on pourrait y voir, surtout, une sorte de supplique adressée par un condamné à son prochain bourreau. Ce qui est probablement la réalité.
RépondreSupprimerMais je ne suis pas sûr que cela ait un effet positif sur le lecteur, celui qui, au final, fait vivre toute cette chaîne : la complainte de l'homme à genoux aurait plutôt tendance à faire fuir l'honnête homme et à faire rougir de plaisir le moins honnête - alors prêt à achever l'homme à terre. C'est alors plus facile et l'on se salit moins.
Bref, s'il est intéressant d'avoir un avis de professionnel qui explique un peu le problème de sa profession (encore que son propos reste vague sur les marges et les offices), je ne sais pas si la tournure employée peut se révéler la plus efficace qui soit...
Otto Naumme
La réalité sur les marges : on frise désormais les 25 %, quand on avait auparavant du 40 %. Soit, il y a toujours une faculté de retour (quand les livres ne sont pas abîmés) et le libraire n'achète ferme qu'une petite partie de son stock. Mais gérer ces retours demande énormément de travail et d'organisation. Et ce travail est d'autant plus ingrat quand il s'agit de retourner les offices, qui sont des livres qu'on n'a pas choisi. Comparer 25 % aux 70 % de marge que fait un marchand de fringues, qui n'a pas de faculté de retour, mais le droit de solder ses articles quand ils se sont mal vendus...
RépondreSupprimerMerci à Julien d'avoir signalé cet article lu avec intérêt. On reste songeur sur les motivations d'un tel démantèlement de la solidarité marchande et de la convergence des intérêts.
RépondreSupprimerLa comparaison avec la marge du marchand de fringues, à mon sens ne tient pas la route, car il y a d'autres implications et détriments dans cette chaîne de fabrication.
Toutefois, sans comparaison, on comprend très bien que ce faible pourcentage de marge à 25 % suffit à étrangler les libraires.
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ArD
Je me demande si je vais faire la suite de ce billet, vous me grillez tous les uns après les autres. A l'occasion, si je les fait tout de même, vous verrez pourquoi j'ai assez d'indifférence envers ce confrère...
RépondreSupprimerOOOOhhhhhTenancier !
RépondreSupprimerLe régime grillade c'est bon pour la santé !
Bah, on se tait alors, parce qu'on veut savoir ! ;-)
RépondreSupprimerReste à savoir si les libraires ont été des compères ou des comparses pour les éditeurs. Le Tenancier a sûrement un avis éclairé sur la question.
RépondreSupprimer—
ArD
Allez donc voir la suite, ArD. J'en ai d'ailleurs profité pour illustrer ces billets...
RépondreSupprimerDu meilleur goût, il faut le dire...
RépondreSupprimerOtto Naumme