Ce staccato sur le clavier

C’est lors d’une conversation, au déjeuner, avec ma consoeur et amie Irène, qu’une remarque de celle-ci me mit devant une idée qui, tout à fait naturelle pour moi, n’était peut être pas si évidente pour la plupart de ceux qui fréquentent une libraire d’occasion, d’ancien ou toute activité qui ne s’apparente pas à la librairie de neuf, laquelle repose sur une certaine déresponsabilisation de ces acteurs vis-à-vis du fonds. Après vous avoir laissé absorber cette phrase longue, passons à une plus brève :
Mais quelle était cette remarque ?
Développons d’abord et expliquons-nous.
Le sens commun veut que, lorsque l'on fait profession de commerçant – et la librairie en fait partie - on investit fermement dans l’acquisition d’un stock. Ceci est une forme d’engagement. Vous achetez quelques livres – ou même un seul – et espérez en retirer une certaine marge de laquelle vous extrairez un bénéfice plus ou moins substantiel. Dans cet achat, vous engagez votre savoir et votre expérience, vous hypothéquez sur des espérances également, à la merci d’une incertitude ou d’une erreur. Ceci est la congruence d’une somme de savoir et d’un métier qui ne se fonde pas entièrement sur la culture mais également sur l’habitus de vos clients, un marché capricieux ou évanescent, le hasard et parfois la malchance. De cela vous allez extraire un prix fondé sur ces éléments et également en faisant le pari de vous en débarrasser au plus vite. L’argent que vous avez dépensé pour ces ouvrages ne reviendra pas. Vous êtes condamné à vendre ou bien à rester longtemps en face de ces livres qui traînent dans vos rayons et qui vous narguent. Accessoirement, le libraire de neuf, par le système des offices, n’a certainement pas ce genre de perspective, tant il est assuré par des artifices comptables de ne point être privé de livres et même de ne pas avoir à les choisir (on vous racontera un jour comment cela se passe…) Ici, le libraire d’occasion paiera ses bévues au prix fort, sera obligé d’entretenir un fonds conséquent, parfois, s’il n’est pas spécialisé, et s’il l’est d’être assuré que les belles pièces qu’il acquiert manquent bien à ses clients et que ceux-ci ne soient point non plus dans la purée. Mais après tout, ces risques font partie du métier. Si l’on ne prend pas de risques on n’est pas commerçant. On devient alors fonctionnaire du livre appointé par les éditeurs. Il faut donc s’en convaincre, faire le métier de libraire, c’est prendre des paris sur chaque livre dont on fait l’acquisition et sur chaque ouvrage que l’on revend. L’important reste que le ratio entre les réussites et les échecs soit en votre faveur. Le pari est tenu pour la plupart d’entre nous. Il est pourtant un fait qui a évolué ces dernières années. Les données élémentaires du métier ont changé. Si, auparavant, il suffisait d’acheter un lot, d’en faire un juste prix et de le mettre en vente, il est indéniable que désormais ce lot ne vaut rien, pas même la valeur qu’on peut leur attribuer par le fruit de notre expérience. Désormais, quatre-vingt-dix pour cent des ouvrages sont vendu par internet et rien ne peut être vendu si le livre n’a pas été répertorié pour être mis en vente par ce biais.
Et nous en venons justement à la remarque d’Irène, remarque un peu énigmatique et anodine pour le profane : « Nos livres ne valent pas grand-chose si nous ne les travaillons pas ». Cela signifie en toute simplicité qu’aucun livre n’a de valeur s’il n’est pas mis en évidence, que ce soit anciennement dans un rayon, dans une vitrine ou alors plus contemporainement, si je puis dire, dans une page web. Or ceci implique pour ce cas – 90% de nos ventes, je le rappelle – que nous devons les répertorier, les décrire physiquement, effectuer un travail que d’ordinaire nous réservions à nos meilleures pièces et pour nos catalogues. Ce travail là est devenu le quotidien du libraire : nourrir et nourrir encore ce moloch électronique qu’est la base de données des sites de vente spécialisés. Ceci a remplacé la qualité de notre choix par une accumulation paroxystique de « données » qui, au bout du compte abâtardissent notre sensibilité vis-à-vis du livre. Pour résister, certains d’entre nous entretiennent des blogs sur tel ou tel sujet, jamais éloigné de la librairie. Cela compense quelque peu la Grande Désertion des librairies au profit de ces fameux sites. On s’abstiendra de s’en plaindre ici. On l’a déjà fait. On récidivera sans doute. Toujours est-il que nous tentons de conserver un lien, un dialogue...
Ce nouveau paradigme du métier de libraire d’occasion fait que notre approche du livre est devenue également différente pour ce qui concerne les acquisitions. Ainsi, tel ou tel fonds de librairie qui n’a jamais été catalogué sous forme électronique sera fortement dévalué et difficilement négociable en cas de succession ou de cession, par exemple. Il existe désormais une plus-value à tous ces livres : le travail effectif et réel du libraire autour de chaque ouvrage qu’il vend, investissement qui va au-delà du savoir et du flair et dont le signe est ce staccato sur le clavier, bruit qui remplace progressivement le feulement des feuilles entre nos rayons.

5 commentaires:

  1. J'entends et je retiens.
    Merci du partage, de dire ainsi le métier. Ici, dans les Hautes-Pyrénées, où j'habite, il n'y a plus depuis longtemps (s'il y en eût jamais), de librairie d'ancien.
    Il y eut il y a très longtemps un vrai libraire. C'est aujourd'hui que je sais vraiment à quel point c'était un vrai libraire. Avec un fonds étonnant.

    RépondreSupprimer
  2. Et, parfois pour nous détendre, nous nous autorisons une pause : pour lire blogs et murs, au son du clavier.
    Je parle pour moi, mais je peux aisément supposer que le Tenancier en fait de même, non?
    Béatrice

    RépondreSupprimer
  3. "L’important reste que le ratio entre les réussites et les échecs soit en votre faveur" dites-vous. De fait. Mais comment faire pour à la fois proposer un fond de qualité et répondre aux "besoins" du public qui vous fait vivre? Il faut sans doute faire des concessions à ce goût du public. Ceux qui vendent du neuf ont tranché : ils étalent sans état d'âme ce que les éditeurs leur envoient, le public choisit ce dont il a entendu parler à la TV et le reste part au pilon. Mais ce n'est plus là un travail de libraire, on en conviendra. Pour celui qui aime son métier, il doit y avoir là une frustration certaine.

    Elle n'est pas propre aux libraires, remarquez. Il est des photographes dont les clichés mériteraient d'être exposés à Beaubourg mais qui, pour survivre, sont contraints de vendre des appareils numériques et de réaliser des photos de première communion ou de mariage.

    Internet vient encore compliquer les choses à ce que je vois. Le libraire devient un encodeur de données.

    RépondreSupprimer
  4. Michèle, peut être qu'il existe encore des libraires dans votre coin, mais qui n'ont plus pignon sur rue...
    Béatrice, bien sûr !
    Celui qui aime son métier, Feuilly, ronge son frein, ruse, fais autre chose ou abdique. Le fait est que la librairie d'occasion s'est également transformée. S'il n'y avait encore quelque tenancier de boutique réelle, rien ne pourrait les discerner les uns des autres. Ceci est encore une autre histoire. Mais vous avez raison : au lieu de naviguer entre nos rayons, nous le faisons entre les champs d'une base de données.

    RépondreSupprimer
  5. Cher Feuilly, vous avez raison d'évoquer les photographes. Qui, en plus, ont à souffrir d'une concurrence encore plus terrible, celle des amateurs. Ce qu'est un peu le quidam qui vend ses bouquins sur Ebay, mais à une autre échelle.
    Il suffit de voir les sites du type Fotolia, où des amateurs proposent leurs clichés (bon ou non, là n'est pas le problème) à des tarifs complètement cassés. Difficile pour un pro de passer derrière et de vouloir tarifer ses prestations à un prix qui le fasse vivre.
    J'ai parfois envie d'aller faire gratuitement le boulot de certains fâcheux, juste le temps qu'ils comprennent où se situe le problème... (même si je ne suis pas photographe pro).

    Otto Naumme

    RépondreSupprimer

Les propos et opinions demeurent la propriété des personnes ayant rédigé les commentaires ainsi que les billets. Le Tenancier de ce blog ne saurait les réutiliser sans la permission de ces dites personnes. Les commentaires sont modérés a posteriori, cela signifie que le Tenancier se réserve la possibilité de supprimer des propos qui seraient hors des sujets de ce blog, ou ayant un contenu contraire à l'éthique ou à la "netiquette". Enfin, le Tenancier, après toutes ces raisons, ne peut que se montrer solidaire des propos qu'il a publiés. C'est bien fait pour lui.
Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

Donc, pensez à signer vos commentaires, merci !

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.