Jérôme Paturot Feuilletoniste - II


— Écoutez, j’ai rompu la glace avec vous. Vous m’avez plu, je ne vous le cache pas, môsieur. Vous avez un air naïf et sincère qui a gagné ma confiance. Je veux vous pousser : travaillez pour nous ; travaillez sur ces données. Tenez, je viens de recevoir une série de feuilletons d’un adulte qui me doit tout, son génie, sa gloire, sa réputation. Aujourd’hui il est devenu d’une force qui m’épouvante ; il m’a trompé, je ne croyais pas qu’il pût jamais s’élever si haut. Par curiosité, je vais vous lire la fin de son premier feuilleton, ce que nous appelons la coupure, l’endroit où le véritable artiste se révèle. Ce sera une étude pour vous. »
Mon interlocuteur chercha sur son bureau le manuscrit dont il venait de parler, passa plusieurs feuillets, et arriva ainsi aux dernières pages.
« Ah ! bon ! nous y voici. » dit-il. Il faut vous avertir que la scène se passe dans un château mystérieux. C’est très-nouveau comme effet.
Il lut alors ce qui suit :
« Ethelgide, après que sa suivante l’eut débarrassé de ses atours, se mira pendant quelques temps dans une glace. Elle repassait dans sa mémoire les paroles qui étaient échappées à Alfred dans la scène du bosquet. Peu à peu pourtant ce souvenir s’effaça pour faire place à d’autres pensées. Elle regarda autour d’elle, et ne put retenir son effroi à l’aspect d’une tapisserie sombre sur laquelle était cloué un grand christ en ivoire. Il lui sembla que, dans le silence de la nuit, un gémissement sourd se faisait entendre, et que des cliquetis de chaînes partaient de la pièce voisine. La clarté des bougies devint tout à coup vacillante, sans qu’on pût deviner qu’elle était la cause de cette agitation. Ethelgide, épouvantée, se jeta sur son lit, et chercha à se faire rempart de ses rideaux ; mais quel fut son effroi, quand elle vit sortir des parois du mur qui faisait face à sa couche un bras nu et une main livide tenant par les cheveux une tête sanglante et défigurée.
Quelle était cette main !!! Quelle était cette tête !!! »
« Voilà, môsieur, reprit le rédacteur en chef, ce que j’appelle arrêter un feuilleton. C’est-à-dire que, sur deux millions de lecteurs, il n’en est pas un seul qui voudra savoir ce que c’est que cette tête si hardiment suspendue entre deux numéros. On peut qualifier le moyen de triomphant. C’est de la bonne besogne : prenez modèle là-dessus. Vous feriez dans ce goût quarante-quatre volumes en quarante-quatre parties et cinq cent cinquante feuilletons, que le public y mordrait. Ajoutez-y quelques horreurs ; assaisonnez l’action de plusieurs chenapans pour relever votre but moral, ouvrez un cours de dialecte pittoresque, et vous jouirez s’un succès européen. Les grands artistes ne procèdent pas autrement. »
En achevant cette phrase, mon protecteur se leva : évidemment, il me donnait congé. Il fut convenu que je renoncerais au roman exécuté d’après ma méthode esthétique, et que je m’essayerais dans le feuilleton à l’usage des familles. L’un m’aurait peut être donné la gloire, mais l’autre, avec un peu de pratique, m’assurait le pain de chaque jour. Le rédacteur en chef avait raison : rien n’est plus aisé que de se gâter la main. Je fis donc comme les autres, j’ouvris un atelier de feuilletons à prix fixe, et recommençai, pour mes débuts, l’histoire de Geneviève de Brabant et du farouche Golo. Cette nouveauté obtint un succès de larmes et une moisson d’éloges. je me décidai alors à traiter la mort de M. de la Palisse : c’était hardi.


Louis Reybaud : Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale - Édition illustrée par J.-J. Grandville (1846)

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