Le Cortège

Je crains bien, qu’abordant le sujet, je ne fasse qu’abonder dans le sens de Sthendal – était-ce dans La Chartreuse… ? – en le paraphrasant au sujet de la politique. Devrais-je en faire dans ce blog, ne serait-ce donc pas un manque de goût ? On rétorquera que cela n’a nullement empêché le dit Stendhal de se répandre en la matière dans la suite de son roman.
Alors…
Que l’on se rassure, il ne s’agit pas ici pour moi de mesurer l’aune des espérances politiques à l’aide des projets autour du « livre » électronique. Ce serait barbant, idiot et pour tout dire parfaitement étranger à mon système de pensée. Je méprise définitivement quiconque songe qu’il améliorera son bien être en confiant son destin à une tierce personne, surtout lorsque l’on voit la belle brochette qui se présente à vos suffrages. Pour notre part, tout Tenancier que je suis, j’attends toujours au bord de la route de me joindre à quelque adulte. Et quand nous serons assez, nous n’aurons peut être plus le temps de faire ce blog.
Bref.
Il est un fait, cependant, concernant le livre électronique qui m’a intrigué dès le début, c’est que les promoteurs de cet outil le considèrent comme un moyen d’émancipation des auteurs, une accélération de la diffusion de l’œuvre littéraire, ou autre. C’est bel et beau et exprimé avec une ferveur, feinte ou non. Tel écrivain « concerné » nous fait le coup de la coopérative d’auteur (en prenant soin de l’enregistrer comme SARL sous sa férule, tout de même), tel autre, plus exalté compte s’affranchir de la tutelle des éditeurs dans un projet associatif. Or, il est étonnant de constater la sujétion de ces personnes à un mécanisme distributif qui est entièrement contrôlé par des grands cartels financiers, diffusés dans le cadre d’un projet de « dématérialisation de la marchandise » initié il y a plus de trente ans par la vulgate économique et mis en œuvre avec l’assentiment quasi généralisé de la population. La foi sauve parfois, et bienheureux le croyant qui pense subvertir un tel mécanisme de l’intérieur. Bien souvent, il arrive que ces agents de subversion deviennent les apôtres du systèmes dont ils devaient à l’origine s’affranchir. Nous avons vu cela dans le passé, ailleurs, dans ces cols Mao qui s’épanouirent dans les Rotary. Nous les reverrons encore, l’espèce se perpétue.
En fait, la critique formulée par ces promoteurs du « livre » électronique en tant qu’instrument de libération de la culture s’avère un outil supplémentaire d’asservissement économique et spirituel, de subordination à un mécanisme d’obsolescence accéléré de la culture par la déréliction programmée des supports, de leur viabilité limitée. Nombre de ces dits promoteurs, adeptes de la « libération » de la mainmise des éditeurs sur le livre, proposent la déshérence de l’outil convivial qu’est le livre ("outil convivial" au sens ou Illitch pouvait le concevoir, par exemple) et la venue d’une technologie chronophage et dévoratrice de ressources naturelles non renouvelables, possiblement aliénantes et dont le contrôle par l’individu est plus qu’aléatoire. Ainsi, l’on ne verra plus les fonctionnaires de police éplucher laborieusement la bibliothèque des inculpés de Tarnac, mais se livrer à un simple examen des mémoires des liseuses électroniques à l’aide de mots-clés issus gracieusement du Réseau Échelon, par exemple, pourquoi pas. Ainsi, ces mêmes promoteurs, alliés objectifs de la flicaille dans ce qu’elle a de plus abjecte, ont la capacité d’instaurer ce rêve panoptique de la surveillance des opinions, d’une sédition possible, d’une des grandes aventures de la pensée : l’introspection face à un texte. Nous avions rappelé ici que la lecture ne fut point tout le temps silencieuse : lecture liturgique qui ne souffrait point de contradiction. Le silence qui accueillit l’acte de lire instaura les clercs, acclimata l’intimité de la pensée et des opinions dans les consciences. Nul doute que cette idée ne s’estompe, non sous les coups d’une dictature orwellienne, mais bien plutôt sous la lénifiante incitation du rationalisme économique, l’aboulie des consciences se diluant dans des productions formatées. Naturellement, nos listes de lectures ne nous appartiendrons plus et seront sans doute disséquées ; il faut bien que l’on connaisse notre approche du produit, non ?
Mais quoi, la modernité ne serait donc qu’un poison ? A nous qui avons fait des igloos dans les hivers de notre enfance et qui nous étonnons désormais de vivre en chemise en janvier, nous nous disons que, tout à coup, il n’est plus si urgent d’être moderne. Nous, qui avons appris à lire dans le froissement des pages, dérivé lentement en compagnie de Jim Hawkins dans le rêve prolongé de nos douze ans, nous nous rappelons la caresse dorée du soleil sur les caractères et de nos tâches de son sur nos pommettes.
Et puis, comme cela, au passage, nous n’avons pas envie de subvertir quoi que ce soit. On aurait seulement envie, ici, ce soir, là, de s’écarter autant que possible de ce bruissement incessant, de cette fébrilité, de cette étrange avidité pour la vitesse.
Nous voudrions descendre en route, laisser filer le cortège, la nuit tombera peut être moins vite pour nous, entre les pages bruissantes et quelques rêves de papier.

7 commentaires:

  1. Oh ben là, le Tenancier m'en bouche un coin...
    Fort...

    Et nous sommes bien d'accord, ce n'est pas l'outil en lui-même qui peut poser problème, mais bien ce que les uns (intéressés par la phynance) et les autres (plus préoccupés par nos pensées) comptent en faire.
    Avec la complicité plus ou moins consciente d'une frange de population qui fonce tête baissée vers la "nouveauté" : les joueurs de flûte ont de beaux jours devant eux...

    Et je compte bien venir m'assoir à vos côtés sur le bord de cette route, à attendre d'avoir le plaisir de voir l'un de ces paltoquets s'arrêter pour nous traiter de "vieux cons". J'en frétille d'avance...

    Otto Naumme

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    1. Empruntant moi aussi, la jolie route des vieux cons, je vous dis: en avant!Sans nous laisser envahir par la course que l'on veut nous faire faire, nous, les adultes d'aujourd'hui, nous marchons encore et encore, et nous sommes quelques uns puis nous serons cent, mille...
      Qu'importe le flacon, transmettons l'ivresse de lire, et de rêver!

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  2. Et puis la géographie universelle de Reclus sur écran... Pfff quelle misère... 19 volumes, 800 pages par volume, le poids, l'odeur du cuir, du papier... Le livre électronique comme élargissement culturel, vecteur privilégié d'un secteur très particulier du monde des livres, pourquoi pas ? Mais parler de substitution et comparer l'apparition de cet outil à la révolution engendrée par la venue de l'imprimerie, c'est bien léger comme analyse. Le lien hypertexte est un outil qui intéresse plus celui qui écrit, compile, recherche, dans le domaine documentaire, que le lecteur. J'ai déjà bien du mal à me reporter aux notes dans un ouvrage classique, surtout lorsqu'elles figurent en fin de chapitre ou fin de volume, pour aller distraire le fil de ma lecture en zappant de droite à gauche. Il y a lecture et lecture en quelque sorte... Passionnant ce texte qui nourrit le débat en tout cas...

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  3. Les premiers responsables de cette foutaise ne sont pas vraiment les promoteurs de la modernité, genre Nublie.pet, qui après tout ne sont que dans leur rôle de lanceurs de poudre aux yeux... Les premiers responsables sont les auteurs - dont je fus - qui confient leurs textes à des entreprises de la sorte, subodorant niaisement que la modernité du support va d'emblée donner à leurs élucubrations un caractètre éminemment contemporain.
    Modernité/compréhension de l'époque/ intelligence/ Ecrits en conséquence/....tel est l'enculé d'amalgame dont se servent les promoteurs et dans lequel plongent les pauètes à la ramasse.

    Mais tout le monde peut se fourvoyer un instant - qui d'entre vous tous ne s'est jamais fourvoyé, messieurs, en amitiés, en amour, en profession ou autres ? - le tout est d'avoir l'honnêteté de s'en apercevoir à temps et de le gueuler haut et fort. Si ces eunuques d'auteurs avaient eu le courage de dire qu'ils étaient publiés par des structures numériques reprenant tous les atouts de la bonne vieille édition, c'est-à-dire sans jamais apercevoir un moindre bilan de leurs lecteurs, sans jamais voir la misérable queue d'un maigre radis et si, en tirant les conséquences, avaient foutu le camp, le débat serait aujourd'hui tout autre.
    Il n'y aurait peut-être même pas de débat, celui-ci cessant faute de "débattants".

    PS : J'aimerais bien connaître l'exalté coopérateur, parce les exaltés, moi, j'aime bien...Le monde en manque dramatiquement

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  4. Cher Tenancier, en questionnant le progrès, vous vous inscrivez dans la réflexion de Jacques Ellul qui s'interrogeait déjà dans La Fatalité du monde moderne (1936) ou «la technique considérée en tant que système», in Les études pholosophiques (1976). Dans sa réflexion sur l'ambivalence du progrès technique, en 1965, il va diverger de ceux que vous évoquez, ceux-là mêmes qui sont passés du col Mao au Rotary club ou qui prétendent monter une coopérative avec un statut de S.A.R.L. et qui vendent leur âme en voguant sans culpabilité sur les canaux de diffusion que sont Amazon et iBookstore (on vient de l'apprendre sur le web via le fondateur de feu Bibliosurf qui, après avoir été directeur de collection chez Publie.net, démissionne afin de ne pas collaborer avec le système. Bien au fait des dégâts qu'ils construisent à long terme, ils s'assurent une gloire en instrumentalisant les auteurs qu'ils roulent dans la farine. La nature hulaine est ainsi faite que l'homme a besoin d'être aimé, c'est ce qui doit expliquer ce formidable processus de répétition qui jaillit dans tous les domaines depuis trente ans.
    Les éditeurs numériques qui vendent ainsi leur âme ne se rendraient-ils donc pas compte qu'ils construisent eux-mêmes leur siège éjectable et que les gros diffuseurs distributeurs se servent d'eux pour ensuite mieux se passer d'eux ?
    Nous en sommes à la phase d'affaiblissement, en marginalisant le libraire et en proposant des conditions alléchantes aux auteurs pour mieux leur tordre le cou ensuite. La suite viendra très vite. L'agriculture fut pourtant un parangon bien explicite de cette subversion... La rande distribution a inventé le calibrage des tomates et l'horodatage de la ponte, a fait miroiter les producteurs par un engagement sur les quantités, pour désormais mener la danse et leur acheter la tomate à prix dérisoire et marger par quatre.
    Apple tente déjà de s'introuire dans le marché du manuel scolaire sur iPad. Dans quelle mesure, n'assistera-t-on pas à une obligation de transmettre le savoir par iPad ? Le conseil régional, par ici, fait cadeau tous les ans d'un ordinatuer portable aux élèves de classe de 4e. On peut très bien imaginer l'économie substantielle qu'il ferait en offrant des iPad avec pour substrat des accords dits «économiques».
    L'aliénation par l'érosion de la culture et de la tradition est une pratique bien connue.
    __

    ArD

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  5. C'est volontairement que j'ai chois Illitch comme référence dans ce texte, bien sûr, mais j'aurais pu tout autant prendre Ellul si j'en avais pris connaissance et s'il s'était accordé à mon appréhension du problème. Il y a également la critique marcusienne de la société en passe de devenir "post-industrielle" que je considère amplement valide par bien des points. Je n'ai pas d'a priori idéologique concernant ce que je lis, ce sont des éléments d'analyse non neutre mais qui ne sont pas là pour m'influencer, parce que je sais lire et que ce que j'y trouve ne m'effraie pas.
    Cela dit, toutes ces critiques sont vivement occultées actuellement par une société marchande qui n'a aucun intérêt à populariser des propositions qui ne visent pas à "aménager le système" mais à en sortir. Il existe d'autres moyens d'appréhender notre situation sociale et économique. Cela passe par le refus et aussi, justement, cette possibilité que nous devons nous procurer de pouvoir descendre du cortège. Et il ne suffit pas de se déclarer "de gôche", on voit ce que cela donne avec F. Bon (ça y est, le nom est lâché !) et toute cette majorité d'âmes généreuses qui trouvent, en définitive, que le libéralisme ce n'est pas si mal...

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  6. Le patron de Nuplie.pet n'a jamais été de gauche, sinon à considérer que le PCF ait été un jour à gauche...Ce qui serait une insulte faite à tous les résistants anar depuis plus d'un siècle, résistants par lui trahis voire égorgés..Mais bon, ça n'est pas le débat.
    Le débat est que nous devons, pour être nous-mêmes et donc subversifs (non pas parce que c'est notre idéologie mais parce que c'est dans nos tripes et notre façon sensible d'appréhender le monde ) oser être des réactionnaires au regard des péripatéticiennes maquillées de la modernité.
    Pour l'agriculture intensive, le nucléaire, les autoroutes, la lecture numérique, la loi des marchés, je suis un réactionnaire.

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