L'Aigle de Tolède

Le Tenancier vous avait déjà parlé de Spiritus. Voici que celui-ci sollicite notre maison pour répondre à quelques questions. Nous allons faire notre possible.


Voici une triple question que j'adresse au Tenancier, en espérant que je ne franchis guère son domaine de compétences :

On qualifie une série de premiers numéros suivis d'une revue de l'expression "tête de collection" tout à fait claire et adaptée :
1) Mais comment nommer une série des derniers numéros suivis d'une revue ? doit-on dire "queue de collection" (sachant que, selon l'animal, ledit appendice n'est pas forcément derrière) ou "cul de collection" ?
2) Á partir de combien de numéros recueillis peut-on décemment parler de "tête de collection" ? Ainsi, pour une revue comme le Mercure de France, qui, pour ne considérer que les années Vallette, vécut 45 ans et près de 900 numéros, les douze premières livraisons font-elles une tête ou, simplement, un scalp ? Inversement, pour La Pléiade, grand-mère violette du Mercure (comme aimait à la nommer Saint-Pol-Roux), qui splendit sept fois entre mars et novembre 1886, combien de livraisons font une tête ; il me semble que le premier numéro engage déjà un sommet d'omoplate...
3) D'où vient qu'une tête de collection se vende toujours plus cher qu'une collection dépareillée quantitativement égale (et parfois qualitativement supérieure) ? Dites-moi tout, cher Tenancier...

Fort respectueusement,

SPiRitus

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Mon cher SPiRitus,

1) On dit "queue de collection".
2) La réponse va être un peu plus longue. Certains habitués connaissent ma fascination pour Frederico Bahamontès, l'Aigle de Tolède et son ascension du Mont Ventoux laquelle est plus exaltante que celle de Pétrarque, plus épique, dirais-je même ! Or, mettez-vous dans la peau de notre coureur préféré, mmmmhhhh ? Voilà, vous y êtes, la chaleur vous accable, encore 10 kilomètres en tête de course. Vous partîtes 400 et point de prompt renfort, seulement des défections sur l'asphalte brûlant. Mais vous êtes devant, c'est ce qui compte, quelques hommes vous accompagnent, porteurs de bidon, concurrents acharnés, obscurs qui grignotent quelques points. Cette tête de course est valeureuse : 10 sur 400 ouvrent le passage au milieu des casquettes Ricard, sur des vélos Mercier et sous la parure héroïque du maillot national. 10 ouvreurs, 10 Samuel Champlain du dérailleur ouvrent la route dans l'odeur de sueur et d'embrocation. Ces valeureux-là sont la tête de course, l'ultime carré. De cette distinction nous n'aurons que le regard hâve des hommes à l'arrivée, une liste sur le classement général. Nous, nous retiendrons ce don de soi, cette volatilité de la victoire, l'épuisement sous ce masque de poussière. Faut-il alors comparer cette geste à une course cycliste dans un village ? Certes, il y a l'abnégation et la servitude... Mais qu'un homme, un seul, s'échappe pour voler vers la ligne d'arrivée, cela doit-il être considéré comme une tête de course ? Que nenni ! Un sur vingt, deux sur vingt ne font point une tête de course. Ce n'est plus le dernier carré des Grecs, c'est comme un Phidippidès qui annoncerait sa propre victoire ! Tout est question de nombre bien que cela ne diminue pas le mérite du vainqueur.


Bon, eh bien les têtes de collection, c'est pareil, c'est une question de bon sens et de proportion. Une tête de collection peut aller de quelques numéros à un bon tiers de la série, pourvu qu'elle soit complète (il peut y avoir quelques numéros manquants mais on l'indique expressément !). Lorsqu'il s'agit d'une petite série, comme les numéros de La Pléiade auxquels vous fîtes allusion, mentionner les deux ou trois premiers numéros ressemble plus à un artifice de vendeur qu'autre chose. De plus à ce stade et considérant la revue, il ne serait pas surprenant de considérer tous ces exemplaires comme rares...
3) Il est souvent difficile de rassembler des numéros de revues qui se suivent. En effet, le libraire qui entreprend de collecter et de compléter une série aura toujours du mal à retrouver certains numéros à un prix acceptable. Or, même cet essai de complétion peut s'avérer fort onéreux et peut pousser à renoncer rapidement. On se résout alors à vendre la série en l'état à un prix attractif, songeant que l'amateur complètera cette série lui-même. En effet, l'achat de numéros isolés en complément peut faire diminuer la marge du libraire ou augmenter le prix de vente d'une façon rédhibitoire.
Cela tient à plusieurs facteurs.
Souvent, des séries complètes le sont à l'origine. C'est un amateur qui a acheté cette revue depuis le premier numéro jusqu'à la fin de celle-ci ou la sienne propre. Les tous premiers numéros font assez souvent l'objet d'un tirage supérieur, mais il faut compter sur le fait que nombre de lecteurs en délaissent la lecture au bout d'un certain temps et donc un achat suivi. Au bout du compte, les séries complètes se rapprocheront plus d'un certain pourcentage d'une fin de tirage. Il faudrait compter sur les incendies, les héritages, les guerres, entre autres pour raréfier ces séries.
Une autre catégorie d'amateurs achète les revues. Ceux qui sont amateurs de certains sujets ou certains écrivains. Ainsi, il n'est pas exceptionnel de rencontrer quelques numéros de revue épars dans une bibliothèque. On y découvre alors rapidement que le sommaire rejoint la préoccupation du propriétaire de ladite bibliothèque. Ces numéros peuvent être vendus cher parce qu'ils contiennent la préoriginale d'un auteur connu (grosso modo, on appelle comme ceci un texte paru en revue, avant la première édition en volume). Il peut se trouver que certains numéros soient plus nombreux que la moyenne, sauvés du dépérissement par un texte exceptionnel (songeons aux "Fleurs du Mal" dans la Revue des Deux Mondes, par exemple) sans pour autant que le prix en diminue.
Par ailleurs, certaines revues littéraires accueillent des noms prestigieux dès leurs débuts, d'autres doivent attendre quelque temps avant d'accueillir des écrivains connus dans leurs colonnes. C'est à ce moment qu'une autre vague de lecteurs achète et garde ces revues sans se soucier, ou sans avoir la possibilité, de compléter avec des numéros antérieurs.
C'est ainsi que l'on a plus de chance de retrouver des numéros isolés, des séries disparates et des têtes de séries incomplètes. Fait qui s'aggrave avec le temps.
Un autre facteur concourt à la raréfaction de revues telles que vous les décrivez. Nombre de celles-ci furent imprimée sur les papiers à base de pulpe de bois - nous y avons fait allusion précédemment - et, malgré de bonnes conditions de conservation, elles partent en poussière. Ce sont devenus des objets extrêmement fragiles. Nous avons vu, pour notre part, des années complètes de La Plume dont les pages s'émiettaient en confettis bruns, brûlées par l'acidification du papier.
Enfin, il ne faut pas oublier l'efflorescence des revues dans les 30 ans qui précédèrent la Grande Guerre. Voici quelques chiffres tirés de l'excellent ouvrage "La Belle Époque des Revues" (1) pour les créations de revues :
1891 : 821 nouveaux titres
1892 : 901 "
1893 : 889 "
1894 : 736 "
1895 : 718 "
1896 : 696 "
1898 : 932 "
1899 : 742 "
1900 : 929 "
Naturellement, cela ne concerne pas que les revues littéraires qui vous intéressent, mon cher SPiRitus, mais on voit à quel rythme apparaissaient celles-ci. Seules quelques-unes unes dépassaient l'année. Or, le lectorat n'était pas extensible, et le nombre d'écrivains ou de poètes qui pouvaient participer aux sommaires était également limité. Ce fait est aggravé par l'existence de chapelles littéraires.
En conclusion, on peut affirmer qu'une tête de collection est rare en raison de divers facteurs qui semblent en apparence contradictoires mais qui reposent beaucoup sur les habitudes littéraires et la fidélité du lectorat. Il faut se résoudre à chercher longuement.

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(1) - La Belle Époque des Revues, 1880-1914
Sous la direction de Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie & Jean-Yves Mollier - Éditions de l'IMEC, 2002

23 commentaires:

  1. Je lis au début de votre post : "Certains habitués connaissent ma fascination pour Frederico Bahamontès, l'Aigle de Tolède et son ascension du Mont Ventoux laquelle est plus exaltante que celle de Pétrarque, plus épique, dirais-je même !"

    Sachez que je ne partage pas votre appréciation concernant Pétrarque dont le récit de l'ascension du mont Ventoux m'avait d'ailleurs inspiré le petit article suivant :

    http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article664

    A l'époque, c'était Simpson, plutôt que Bahamontès, qui avait retenu mon attention - comme la stèle émouvante qui en perpétue le souvenir sur le bord de la pente implacable.

    En haut du Mont Ventoux, pour moi, Pétrarque arrive toujours en tête (de collection).

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  2. Simpson ?
    Ouais, si on aime le petit coup de pastis avant la montée...
    Et puis, Pétrarque, quel braquet ?

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  3. Ah pour ma part, j'aurai toujours un penchant pour la version jarryienne de la montée du Golgotha par un certain J. C. aux alentours de l'an 33 de notre ère. Qui renvoie Pétrarque et autres plumitifs au rang de vagues lubrions...
    Pour le reste, cher Tenancier, je crois que j'aurai résumé votre réponse à ces intéressantes questions de Spiritus ainsi :
    ça dépend.

    Otto Naumme

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  4. Tenancier, il va vous falloir prendre des cours de synthèse chez Otto... au Centre !

    ArD

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  5. Permettez-moi, cher Tenancier, étant celui qui mobilisa votre langue, celle avec laquelle vous écrivîtes ce billet-réponse, d'affirmer que point trop bavard vous n'êtes, et que cette échappée belle fut appréciée et vous vaut mes chaleureux remerciements. Mais, pour vous suivre sur le mont Ventoux, ô gregario dévoué del aguila de Toledo, - ce que mes reins, tractant un poulpiquet sur le porte-bagages, ont bien du mal à accomplir -, je ne vois pas moins l'amorce d'une fringale dans votre métaphorique raisonnement. En effet, si Bahamontès, environné de sa dizaine de porte-bidons et autres suceurs de roues, passa en tête, au sommet du sélène monticule, rien n'indique qu'il prit le départ parmi les dix premiers. Ici, la tête ne pourrait pas être chronologique, donc, composée des premiers partis, mais qualitative, faite des premiers arrivés, les dix qui auront laissé leur nom dans l'histoire. Croyez bien qu'une telle définition appliquée à notre bibliophilique "tête de collection" trouverait, illico, en moi, un aficionado, de beaucoup plus convaincu par cette nouvelle que par l'ancienne, définitivement trop raisonnable et technique. Oui, allons, concluons : "tête de collection = recueil des meilleurs numéros d'une revue, sélectionnés p...", oups, mon dérailleur rend l'âme.

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  6. Non bien sûr, on ne faisait que s'étancher à la capacité de synthèse d'un Otto, après avoir piqué une tête avec grand plaisir dans le développement remarquable de cette non-réponse.

    ArD

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  7. Notre Otto (mobile) en connaît un rayon sur la fascination du Tenancier à l'égard du vélo, sinon du petit vélo qu'il a dans sa tête, à l'instar de nous tous d'ailleurs... !

    Au passage, merci à la brillante équipière de luxe ArD, finalement toujours en queue de peloton à guetter les défaillances des uns et des autres - c'est elle qui m'a remis dans la bonne échappée !

    Ah oui, ô Vénérable Tenancier, votre réponse à la première question de SPiRitus, que dis-je à sa première perche tendue, à savoir votre dévolu jeté sur la queue plutôt que sur le cul, est réellement digne, convenons-en, de quelque Otto en ses alpines ascensions - quel grimpeur !

    En outre, je pense qu'il ne serait pas idiot du tout de sonner l'heure de la pré-retraite pour la grande coureuse ArD, et ainsi de la nommer directrice sportive du (de là?) F.U.I.C.T.
    Cette question hautement stratégique, me semble-t-il, ne peut se débattre et se régler qu'autour d'une joyeuse table estivale qui, en plus de l'abolition des distances, doperait sérieusement le commerce et la croissance du (de là ?) F.U.I.C.T.

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  8. La proposition de trancher la question à partir d'un billet qui n'a ni tête mais queue est un peu désinvolte vis-à-vis de mon président.

    ArD

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  9. Bon, le F.U.I.C.T. médite donc de prendre de l'extension...

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  10. Cher Chr. Bohren, en tant que président fondateur du F.U.I.C.T., j'adhère à votre suggestion de propulser notre chère camarade ArD au titre de directrice sportive de notre bien-aîmé Front. Avec cette orientation, que vous décrivez fort bien : les seules disciplines admises en la matière sont le lever de coude et le mastiquage de bonne chère.
    Et le tout sans dopage ni adjuvant. Le jus des fruits de nos contrées suffira à nous stimuler, pour peu qu'on le laisse fermenter suffisamment longtemps !
    Voilà donc le nouveau mot d'ordre du F.U.I.C.T. : à table !

    Otto Naumme

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  11. Même si je ne suis pas du F.U.I.C.T., je peux en être, du repas ?

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  12. Votre carte d'adhésion vous attend, cher Tenancier...

    Otto Naumme

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  13. Bon, je sens que ça va modérer sec, alors...

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  14. Ah ! Faut des cartes de membre ?

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  15. Oui, Christophe Bohren, il faut sa carte. Otto Naume veut imposer uniquement des syndiqués du F.U.I.C.T dans la rédaction des billets pour le blog. On connaît les précédents...

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  16. Non pas, cher Chr. Bohren ! Ne vous laissez pas berlurer par l'infâme propagande Tenancière, qui mêle la désinformation bolchévique à la plus noire démagogie pratiquée de nos jours des deux côtés de la frontière transalpine.
    Que ce soit le Tenancier lui-même, cet apôtre du travail forcé des commentateurs de ce blog, qui vienne parler ainsi des forces de progrès montre bien en quelle estime il tient ces-dits commentateurs !
    Car, entendons-nous bien ! Tout commentateur de ce blog est libre d'adhérer de son plein gré au F.U.I.C.T., sans carte de membre ni formulaire à remplir : c'est une question d'état d'esprit dont il s'agit ici.
    Une seule exception à cette règle : pour adhérer au F.U.I.C.T. (dont, faut-il le rappeler, les "C.T." finaux signifient "Contre le Tenancier"), le Tenancier doit en passer par des mesures d'exception, notamment la fourniture de l'apéro adéquat, du dîner qui n'a rien de superfétatoire et, bien entendu, l'achat (y'a pas de petit profit...) d'une carte d'adhésion à coller sur le front (c'est bien pour cela qu'elle est d'adhésion, du reste...) afin que, lors des réunions de notre Front, le Tenancier soit instantanément repérable par tous les adeptes du Front qui n'auront qu'à regarder les fronts pour savoir à qui ils ont affaire sans risque d'affront. C'est ce que nous appelons le Front commun !

    Otto Naumme

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  17. Merci beaucoup, cher Otto Naumme, pour cette exhaustive mise au point.

    De plus, et ce en dépit des allégations que nous pouvons lire ici et là, je constate que mon "carte de membre" ne vous a point fait faillir ni faiblir s'agissant de la rédaction de ladite mise au point.

    Aussi bien je vous baise les pieds en signe de reconnaissance et vous serre la main en signe de respect.

    Chr. Borhen (futur membre actif)

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  18. Cher Christophe Bohren, je reste béat d'admiration devant une qualité que je ne vous connaissais pas, la souplesse. Car arriver à baiser les pieds de quelqu'un tout en lui serrant la main constitue un réel tour de force, à moins que l'impétrant soit lui-même contorsionniste (ce n'est pas mon cas, je l'avoue humblement) ou atteint de nanisme (pas plus).
    C'est donc avec très grand plaisir que vous êtes admis en tant que membre actif du F.U.I.C.T. !
    (je ferai bien une plaisanterie vaseuse sur tout ce qui concerne les "cartes de membre" et les "membres actifs", mais d'une part il est tôt le matin et je ne suis pas très réveillé, d'autre part, des dames peuvent nous lire et je ne voudrai point par un quelconque truisme primesautier nuire à leur teint d'albâtre en les faisant rougir...)

    Otto Naumme

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  19. Ça va ? On vous ennuie pas, j'espère, à vous regarder faire vos petits trafics devant tout le monde, là ?

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  20. Otto, si vous persistez dans cette voie latérale, je vais finir par demander ma carte de « membre amputé ».

    ArD

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  21. Très chère ArD, je m'en voudrais de vous faire souffrir d'une quelconque amputation. Et je tremble à l'idée d'une scission entre le F.U.I.C.T. canal historique et le T.U.I.C.T. canal latéral. On ne sait que trop bien où cela nous mène !

    Otto Naumme

    PS : cher Tenancier, ne soyez pas ainsi jaloux, c'est commun.

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Ah oui, au fait... Le Tenancier ne répondra plus aux commentaires anonymes. Prenez au moins un pseudo.

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